Un corps sans vie, gisant sous de grandes falaises
Au centre de cette nouvelle série policière anglaise, Broadchurch, une petite ville côtière en apparence tranquille, jusqu'à ce que le corps de Danny Lattimer, onze ans, soit retrouvé mort sur la plage. Un jour particulier pour le DI Miller qui pensait retrouver tranquillement son poste au sein de la police locale et découvre finalement que l'inspecteur Hardy, un policier rugueux et antipathique à la mauvaise réputation, l'a remplacé. Une enquête commence et va les contraindre à mettre à jour les nombreux secrets de cette ville assez secrète, se heurtant au manque de coopération de plusieurs d'entre eux.
Ecrite par Chris Chibnall (Doctor Who, Torchwood, Camelot), le show marque un virage dans la carrière du scénariste qui abandonne l'univers du fantastique pour se tourner vers les intrigues policières réalistes. Ainsi, le récit ne choisit pas le style sombre et onirique de Twin Peaks mais lorgne plutôt vers les polars nordiques où l'apparente normalité de l'univers favorise le processus d'identification et l'immersion du spectateur. Un choix qui va s'avérer payant ici, avec en plus une intrigue suffisamment simple qui s'intéresse au coeur de chacun des protagonistes pour mieux nous faire partager leur détresse.
Pour donner un peu de profondeur à son personnage central de flic irascible, Chris Chibnall a la bonne idée de choisir David Tennant tant il laisse paraître une réelle fragilité derrière son air hautain, donnant le ton à un show qui joue sur les failles de ses personnages. L'ancien interprète du Doctor Who offre une bonne prestation dans un registre qui lui va parfaitement, celui d'un héros à la recherche d'une impossible rédemption, hanté par un passé peu glorieux. Des personnages hantés par leur passé qui seront nombreux dans la série, Chibnall commettant l'erreur de construire un peu trop ses personnages secondaires sur le même type de structure.
Vraiment impressionnante, Olivia Colman est celle qui crève le plus l'écran dans un casting réussi, l'inspectrice Miller possédant cette fragilité qui la rend aussitôt attachante et nous sert de point d'ancrage dans cet univers complexe et nébuleux. À la différence du héros, elle possède une familiarité avec ce monde qui lui permet de devenir la confidente privilégiée pour des habitants en proie au doute et à la stupéfaction. Bien plus que l'histoire d'un corps sans vie, gisant sous de grandes falaises, Broadchurch nous parle de ceux qui restent, obligés d'accepter la marche inexorable du temps qui refuse de s'arrêter, laissant s'évanouir le souvenir de celui qui n'est plus.
Le difficile apprentissage de la survie
Si Broadchurch est une série qui marque, ce n'est pas vraiment par son originalité, beaucoup de shows ont exploités le deuil comme élément déclenchant de leur intrigue s'assurant une base émotionnelle forte au récit. Non, ce qui fait la force de la série de Chibnall se trouve dans la gestion mesurée des silences et des révélations, dans la mise en perspective des habitants et leurs relations qui donnent le sentiment dans un premier temps d'une intrigue maîtrisée. Servant de fil rouge durant les huit épisodes, la storyline des Lattimer est très réussie, mélodramatique sans être pataude, trouvant cette justesse de ton qui va vite donner sa force au récit.
Déjà vue dans l'étonnant Marchlands, Jodie Whittaker tient parfaitement son rôle de la mère du petit garçon décédé, seul personnage que Chibnall choisit volontairement de ne pas égratigner plus, femme courageuse face au pire des cauchemars. Sa force intérieure va la poser comme l'héroïne involontaire d'un drame qui la dépasse, avec des habitants qui reconnaissent sur son visage les stigmates de leur pire peur, celle de l'impuissance face aux coups durs du destin. Personnage révélateur, elle navigue dans un univers de silence et de regards à la dérobée, à l'image d'une série qui se sert des non-dits avec justesse.
Alors que le coupable du meurtre se terre dans ce silence, le fait-divers pousse chacun des habitants à chercher dans son propre comportement le moindre signe d'une éventuelle culpabilité, coupant les Lattimer du reste de la ville. L'idée de mise en scène qui consiste à placer un grand terrain vague derrière leur maison est ingénieuse, appuyant un peu plus le sentiment d'isolation d'une famille qui se referme sur elle-même, se noie dans son chagrin, se confronte et se disloque peu à peu. Accepter la mort est un processus terrible que Chris Chibnall parvient à décrire avec une finesse qui rappelle dans ses meilleurs moments les accents mélancoliques du chef-d'oeuvre de James Agee : "Une mort dans la famille".
Découvrir la vérité devient l'élément indispensable pour permettre à cette famille de résister, de croire à la bienveillance d'un destin dont l'ironie cruelle et abjecte finit par écoeurer les hommes et femmes de bonne volonté. Défendant l'idée de la possibilité d'un après, de la foi dans la rédemption, Broadchurch est un show que l'on aime pour des raisons qui dépassent le cadre du plaisir esthétique ou du simple goût pour les énigmes. C'est avant tout une série avec un coeur énorme qui nous narre le difficile apprentissage de la survie, alors que le monde entier vous tourne lentement le dos pour se préserver de la contagion du malheur.
L'ennemi à l'intérieur de nous
Là où Broadchurch se montre ambitieuse, c'est dans son approche de l'enquête, délaissant le mort et son étude clinique pour mieux se pencher sur les répercutions de ce crime sur le monde des vivants. Au lieu de privilégier les twists à répétition, Chris Chibnall concentre son récit sur la communauté et leurs interactions, tissant des fils entre les habitants durant un premier acte assez réussi, pour mieux les faire interagir lors de la résolution. Entre jalousie et soif de revanche, la mort de Danny révèle les ambitions malsaines des uns, les secrets enfouis des autres alors que la population, nourrie par les rumeurs véhiculées par les médias, se lance dans une terrible chasse aux sorcières.
L'épisode centré sur le vendeur de journaux, interprété par un David Bradley toujours impressionnant, est le summum de cette saison, montrant tout le danger d'une société où la presse prend la place de la police. Il n'y a rien de spectaculaire dans l'enquête mené par Hardy (à l'exception de la formidable course-poursuite de l'épisode six), ce qui génère lentement le doute sur sa possible incompétence. A la recherche d'un tueur qui est comme un cancer au sein de la communauté, la foule se substitue aux forces de l'ordre, nourrie par la colère et la soif d'un fantasme d'une justice où l'assassin serait la parfaite incarnation du mal.
L'histoire de Jack Marshall et les soupçons engendrés par sa condamnation pour pédophilie va être le révélateur du potentiel de la série, donnant le ton d'un récit qui refuse de croire à l'existence des monstres. Les hommes y apparaissent faibles certes, parfois lâches, mais toujours guidés par un coeur qui les entraine vers des choix évidemment discutables, incapable de résister aux chimères d'un bonheur égoïste. Pathétique, les personnages de Broadchurch le sont admirablement, menant à une confrontation finale superbe qui laisse apparaître toute la nature méprisable de ceux qui finissent par s'enfermer dans leur propre mensonge.
Héros en mission, obstiné et têtu, Hardy apporte sur la communauté de Broadchurch un regard extérieur intéressant, offrant une vraie complémentarité avec la compassion de Miller face à ses propres voisins. Un duo efficace qui forme rapidement le coeur de la série, deux êtres que tout oppose et qui essaient vainement de s'apprivoiser sans jamais parvenir à se comprendre mutuellement. Cette incapacité à faire confiance à l'autre devient cet ennemi à l'intérieur de nous qui détruit lentement la capacité de la communauté à vivre ensemble, donnant une histoire composée de solitudes au coeur réduit en miettes par la destinée.
La peur des apparences trompeuses
Seulement, si le pitch de départ est très audacieux et semble indiquer un travail préparatoire conséquent, le deuxième acte de la saison va vite révéler plusieurs failles dans la mécanique de la série. Certains éléments mis en place en début de saison, en particulier concernant la journaliste Karen White, n'aboutissent à rien, servant juste de relais à la rumeur, donnant le sentiment d'une histoire à la progression trop mécanique. La dimension émotionnelle du final ne suffit pas alors à cacher les facilités que se permet Chris Chibnall, surtout le cliff très maladroit du chien totalement raté et vain.
Privilégier l'émotion à la résolution de l'énigme, une solution un rien agaçante qui montre les limites du show, surtout que l'auteur cherche à préparer la possibilité d'une saison deux par le biais de digressions assez inutiles. Si la première saison s'avère être une réussite, ce renouvellement génère des inquiétudes, obligeant la série, comme Twin Peaks en son temps, à évoluer en redorant le blason d'un héros qui va perdre son statut de simple observateur distant et objectif. La seconde saison sera un gros défi pour Chris Chibnall, surtout vu le léger essoufflement que connait le récit durant son second acte.
La construction des épisodes est à l'origine de ce sentiment, la faute à une structure un peu trop rigide pour se renouveller vraiment : pointer un suspect du doigt, dresser un portrait ambigu à partir de quelques rumeurs et fournir ensuite une révélation qui vient modifier le point de vue. Un concept classique qui va vite s'essouffler à cause du choix des auteurs d'écarter chacun de ces personnages une fois l'intrigue finie, comme si la découverte d'un pan de leur passé les avait rendus totalement inutile à leurs yeux. Petit à petit, l'intrigue apparait comme une simple partie d'échec, perdant une part de cette charge émotionnelle qui aurait fait rentrer Broadchurch au panthéon des grandes séries.
Cette série apparait alors comme imparfaite, parvenant par le biais d'un montage habile à masquer ses faiblesses sous ses nombreuses qualités sans jamais atteindre les sommets espérés. Pourtant, le temps d'une course-poursuite impressionnante, d'une scène de confrontation finale admirable, la création de Chris Chibnall nous prouve qu'elle possède les qualités formelles et narratives pour fournir certaines des scènes les plus marquantes de l'année. Une histoire qui joue avec la peur universelle des apparences trompeuses, où la passion se laisse emporter trop loin, aveuglée par son propre enthousiasme.
La quête désespérée d'un signe de Dieu
En conclusion, Broadchurch reste indéniablement, malgré ses défauts, un de mes coups de coeur de cette année 2013, grâce à un casting de premier ordre, à la musique envoutante d'Olafur Arnalds et à une gestion du rythme impeccable. À partir de la mort d'un jeune enfant, Chris Chibnall dresse le portrait d'un monde où la suspicion vient ravager les amitiés, ruiner la confiance dans l'autre qui sert pourtant de ciment à la vie en communauté. Jusqu'à ce que le dernier rempart, la famille, explose, ne laissant qu'un monde en ruines, où le doute se lit dans le moindre regard, dans les gestes anondin d'un monde sur le point de mourir.
Pour Hardy, ce voyage à Broadchurch devient plus qu'une quête de rédemption, c'est le chemin de croix de celui qui a perdu la force de croire à son propre destin et cherche une possible lumière au fond du tunnel. Pour les Lattimer, c'est le dur combat d'une famille qui ne parvient pas à croire en la possibilité d'un après, en sa capacité à surmonter l'horreur de la perte d'une part de leurs rêves et espoirs. Une quête désespérée d'un signe de Dieu qui s'achève par un moment de grâce, où la communauté par un geste de solidarité vient brutalement sortir une famille de sa solitude pour lui permettre, peut-être, de tourner enfin la page.