Attention ! Spoilers sur la saison 2 d'UnREAL et sur la saison 4 d'Orange Is the New Black !
Il fut un temps où les séries télévisées américaines avaient le pouvoir de former la pensée publique et de permettre aux gens de discuter de sujets brûlants. Avant l’apparition des réseaux sociaux en masse (donc avant l’arrivée de Facebook) (sorry MySpace), les scénaristes pouvaient se vanter de faire ce que l’on appelle des Very Special Episodes (épisodes très spéciaux en VF). Ils consistaient à arquer l’intrigue d’un épisode autour d’une thématique de société qui faisait rage – cet anglicisme… – au moment de la diffusion de l’épisode en question. La pédophilie, la grossesse non désirée, la drogue ou même pour mettre en avant une cause qui tenait à cœur les personnes derrière la série, il y avait là une brave volonté de débuter une conversation pas franchement évidente à avoir. Aujourd’hui, à l’heure de l’information distribuée 24h/24, des caméras sur les smartphones et des réseaux sociaux omniprésents dans nos sociétés, plus besoin d’allumer la télé pour assister à de longs débats de société. C’est la société elle-même qui vient te mettre son poing dans la gueule.
Dès lors, les bénéfices pouvant être retirés d’une telle prise de risque se révèlent bien moins importants qu’à l’époque. Si les sujets brûlants d’actualité ne manquent pas aux États-Unis, entre violences policières et port d’armes à feu, les Very Special Episodes sont aujourd’hui au mieux moqués (à cause de leur absence totale de finesse), au pire accueillis par des critiques féroces. L’entre-deux réside malheureusement dans la déception de voir que les scénaristes ne sont pas allés assez loin dans la dénonciation du problème, ou encore qu’ils ont fait perdurer certains poncifs existant dans les séries à propos des minorités. C’est d’ailleurs un peu mon sentiment au sortir de deux épisodes, récemment visionnés, de séries tentant de débuter une conversation à propos du mouvement Black Lives Matter – avec ou sans hashtag –, montrant toute la difficulté de s’attaquer aujourd’hui à des problèmes de société. Et à quelques jours de la sortie – historique – de Marvel's Luke Cage, j'ai trouvé bon de revenir sur le traitement de la thématique des violences policières par UnREAL et Orange Is the New Black.
Petite introduction sur Black Lives Matter
Black Lives Matter, « Les vies noires comptent » si on décide d’envoyer bouler la langue de Shakespeare, est un mouvement militant né dans la communauté afro-américaine. Souhaitant dénoncer le profilage racial, les violences policières et le racisme plus si latent que ça des États-Unis, il a comme origine la mort de Trayvon Martin, un adolescent de 17 ans de Floride qui a été tué par balle alors qu’il était non armé. Plus tard, le mouvement prit davantage d’ampleur à la suite d’un enchaînement d’affaires tragiques touchant la communauté afro-américaine. Il y a entre autres l’affaire Michael Brown, un ado de 18 ans tué par balles alors qu’il était non armé à Ferguson le 9 août 2014, l’affaire Eric Garner, un homme de 43 ans mort étouffé le 17 juillet 2014 à la suite d’une altercation musclée avec la police – l’origine du tristement célèbre « I can’t breathe » – et enfin Freddie Gray, qui a déclenché de terribles émeutes à Baltimore après sa mort en avril dernier.
Encore récemment, les drames de Bâton-Rouge, de Minnesota, de Milwaukee et les émeutes de Charlotte montrent que, bien qu’il soit déprimant qu’on doive avoir ce genre de conversations, le mouvement Black Lives Matter est important et mérite qu’on s’y attarde. Le sport américain s’est récemment retrouvé un militantisme avec Colin Kaepernick comme figure de proue, et les séries ont également essayé de parler des violences policières envers les Noirs. Il est simplement dommage que ce soit fait de façon maladroite.
Black Lives Matter abordé par UnREAL
Récemment, UnREAL et Orange Is the New Black (deux excellentes séries, chacune à sa manière) ont abordé le sujet, avec des résultats contrastés. Commençons par le traitement le plus représentatif du problème que connaît encore aujourd’hui la télévision américaine. UnREAL est une série de Sarah Gertrude Shapiro racontant les coulisses d’une émission type Bachelor. Dans sa deuxième saison, la productrice Rachel (une superbe Shiry Appleby) réalise ce que personne au Bachelor n’a jamais osé : introduire un Bachelor noir, Darrius, un quarterback de la NFL.
Dans l’épisode Ambush (2.07), voulant aller toujours plus loin pour produire ce qu’elle appelle de la « good TV », Rachel met en scène une arrestation de Darrius et Romeo, un de ses amis, par la police. Malheureusement, l’arrestation tourne au drame lorsque l’un des policiers tire sur Roméo, ce dernier finissant à l’hôpital. La violence et l’injustice de la situation rappellent de nombreuses affaires tragiques ayant touché la communauté noire américaine ces dernières années. Le problème, c’est que ce moment fort et tragique ne sert non pas pour dénoncer la violence raciale, mais plutôt comme un rouage de la descente aux enfers du personnage principal (blanc) et de la lutte de pouvoir entre les trois patrons d’Everlasting (tous blancs). Une tragédie touchant une minorité de façon à donner de l’avant à une intrigue concernant un personnage blanc : voilà une manie qu’il devient franchement insultant de voir encore et encore proliférer à la télévision.
Black Lives Matter abordé par Orange Is the New Black
Pour Orange Is the New Black, la donne est différente. Pour ceux qui ne connaissent pas la série, elle raconte la vie des membres d’une prison pour femmes ; on découvre énormément de portraits de femmes, d’origines ethniques et sociales différentes. Si vous ne l’avez pas encore vue, courez-y rapidement, vous ne serez pas déçu. La quatrième saison a su montrer toute la problématique des clivages raciaux et de la violence qui en découle au sein de la prison de Litchfield, avec une histoire tendue, émotionnelle et franchement bien ficelée. Dans son douzième épisode, Poussey, l’un des personnages préférés des fans, meurt étouffée pour cause de négligence d’un garde blanc – rappelant la mort d’Eric Garner – et est laissée à terre pendant de longues heures après sa mort – le même traitement reçu par Mike Brown par la police de Ferguson. Les scénaristes de l’épisode connaissaient donc clairement leur sujet. Ici, cet évènement est plus ambigu que celui d’UnREAL dans ma perception de spectateur.
D’un côté, les flashbacks de l’épisode présentent le meurtrier comme un good guy. Un peu simplet, ne sachant pas trop quoi faire de sa vie, il devient garde de prison un peu par hasard. On peut alors penser que les scénaristes lui offrent une excuse, le classique « good guy makes mistakes ». Il tue, par erreur, et on lui trouvera des excuses. Sachant l’attitude relativement conciliante de la justice envers les policiers qui tuent des personnes de couleur – ça fonctionne aussi si t’es blanc, riche et violeur –, cette décision scénaristique a pas mal dérangé. D'un autre côté, on peut penser que justement, la série ne voit pas le garde comme un good guy, mais plutôt comme un échec du système, une incarnation de tout ce qui ne va pas dans la société américaine : les problèmes de la classe moyenne, le manque d’éducation flagrant et croissant de la jeunesse. Sur ce dernier point, le contraste avec Poussey est terrible et fondamentalement marquant : très éduquée, elle a des projets pour quand elle sortira de prison. Elle sait ce qu’elle veut et possède un grand avenir. Qu’elle n’aura finalement pas, coupée net par une bavure d’un jeune homme qui ne sait même pas pourquoi il est là où il est aujourd’hui. C’est tragique et extrêmement triste, et à mon sens, les scénaristes ont voulu nous faire ressentir exactement ça : un sentiment de ras-le-bol et d’injustice.
Conclusion
La télévision manque aujourd’hui de matériaux pour traiter des sujets aussi sensibles que Black Lives Matter. À chaque fois qu’un épisode basé sur un débat de société sort, il est accueilli par un scepticisme flagrant de la part du public. Concernant Black Lives Matter, il y a un autre problème qui se rajoute : la discussion autour de ce mouvement n’avance pas d’un iota. De manière troublante, l’autre débat n’avançant pas dans la société américaine concerne le port d’armes ; on peut y voir un lien de cause à effet. Qualifié de « terroriste » par ce cher Donald Trump – pas la pire chose qu’il ait prononcée en plus, ce qui veut tout dire –, le mouvement se voit accueilli avec scepticisme un peu partout, alors que les problématiques qu’il tente de résoudre sont toujours plus actuelles. L’inertie totale des discussions sur le sujet fait que les séries ne peuvent pas réellement s’attaquer à ce problème de société. En effet, il devient difficile de traiter Black Lives Matter en tant que problème de société, s’il n’est même pas encore considéré comme tel ! On en parle bien plus aujourd’hui, même si le milieu de la télévision – et du cinéma d’ailleurs – refuse encore en masse de se positionner. Rien que pour cela, UnREAL et Orange Is the New Black doivent être félicitées. Il ne reste plus qu’à affiner ses raisonnements et éviter les maladresses les plus évidentes. C’est déprimant de discuter encore de ça, surtout que le problème est très loin d’être réglé, mais il faut bien commencer quelque part. Sport, séries ou n’importe quel autre vecteur, tout est bon pour enfin tenter de faire quelque chose et d’avancer. Il suffit juste de faire le premier pas.