On se fait des films
Pourquoi cette nouvelle chronique ? Parce que la série télévisée est encore mal cernée et mal envisagée. Est-ce un divertissement ? Un art majeur ? Est-ce du cinéma ? Qu'est-ce qui différencie une série Française d'une série américaine ou anglaise ? Quels sont les ingrédients d'une série culte ? Nous allons tenter de répondre à ces questions toutes les semaines en reprenant tout depuis le début. Aussi, pour que tout soit limpide, nous vous proposerons dans chaque article des exemples sous forme d'images, de schémas et de vidéos. La plupart des articles seront basés sur des analyses de professionnels et sur le ressenti du rédacteur. Vous êtes prêts ? Alors inspirez profondément car nous plongeons dans le trou béant qui se situe à l'exacte frontière entre le septième et le huitième art.
La série télévisée n'est ni un film ni un médium. Voilà, c'est dit, et il fallait bien commencer par quelque chose. Elle n'est pas un film au sens cinématographique du terme car elle se distingue par sa construction, sa réalisation et son médium de diffusion (la salle de cinéma pour les films et la télévision pour les série télévisée). Elle n'est pas non plus classable parmi les médias en ce sens qu'elle est diffusée par la télévision mais elle n'est pas un moyen de transmettre l'information. La série télévisée est donc perdue entre deux arts ce qui explique que contrairement au cinéma, elle ne dispose d'aucun soutien culturel officiel comme des musées, des journaux de critique et d'analyse ou encore des écoles spécialisées. Elle est en quelque sorte la fille illégitime du cinéma et de la télévision, considérée dans l'inconscient collectif comme une bâtarde destinée exclusivement au divertissement, comme un cinéma boiteux qui se regarde entre deux coups de fils ou en faisant la vaisselle, entrecoupée de publicités sur un écran dépendant des moyens de son propriétaire.
Car ce qui nuit principalement à la série télévisée, c'est son support. C'est un peu comme si la peinture était stigmatisée parce qu'elle dépend de son tableau. Pour illustrer cela, prenons le cinéma : Un film est mis en valeur par sa salle de projection. Une salle obscure qui comme son nom l'indique, obscurcit l'environnement pour magnifier l'œuvre. Cette pièce est pensée pour que le spectateur soit à l'aise et soit complètement hypnotisé par le film. En parlant d'hypnose, voici comment Jean Epstein (photo), un réalisateur du début du siècle décrivait le cinématographe et sa salle de projection :
« Dans la fascination qui descend d’un gros plan et pèse sur mille visages noués dans le même saisissement, sur mille âmes aimantées par la même émotion ; […] dans des images que l’œil ne sait former ni si grandes, ni si précises, ni si durables, ni si fugaces, on découvre l’essence du mystère cinématographique, le secret de la machine à hypnose : une nouvelle connaissance, un nouvel amour, une nouvelle possession du monde par les yeux. »
Raymond Bellour, critique et théoricien du cinéma, analyse cette citation en ces termes :
« Il y a deux hypnoses au cinéma. Celle qui est montrée, pour attester de façon explicite le lien entre les deux dispositifs de l’hypnose et du cinéma. Et celle qui est suggérée, induite dans le spectateur par le film même, et dont la première est un signe avéré. »
Enfin, voici comment Vincent Colonna, écrivain, commente ces citations :
« Ce qui est essentiel dans cette expérience (…) c'est le dispositif triangulaire salle obscure/écran lumineux/ perception hypertrophiée, qui créé chez le spectateur un état de conscience ou les limites de son Moi sont abolies. »
Contrairement au cinéma, la série télévisée dispose d'un médium de diffusion pauvre et inapproprié. Par définition, celle-ci est diffusée sur un écran de télévision, lui-même disposé selon l'envie de son propriétaire dans une pièce plus ou moins adéquate. Pour peu qu'on la regarde en groupe et comme personne n'a payé sa place pour la regarder, nul n'est tenu au silence et le désir d'appropriation par le téléspectateur est forcément moindre . Le confort du téléspectateur ne dépend pas non plus d'un environnement formaté mais de sa propre volonté et ce dernier est totalement libre dans sa position, son attention et son activité annexe. Tous ces désagrément influent non seulement sur la légitimité de l'œuvre, mais aussi sur sa construction, son scénario, sa mise en scène et surtout, et c'est ce qui va nous intéresser maintenant, par sa perception par le publique.
Ce que vous voyez sans le savoir.
Trêve de bavardage, je vous propose de regarder cette séquence d'ouverture d'une série américaine mondialement connue, j'ai nommé Lost :
Donc voici ce que nous voyons, et ce que l'on doit comprendre à travers cette scène d'introduction : Un homme en costume se réveil dans un environnement végétal dense. Il est visiblement affolé et blessé. Un animal domestique vient à sa rencontre et s'enfuit. L'homme se lève, court dans ce qui semble être une jungle, croise une chaussure accrochée à un arbre et termine sa course sur la plage ou il entends des cris. Cette séquence n'a duré que 2 minutes, mais elle offre déjà énormément de message : de l'incohérence entre l'environnement, la présence d'un homme en costume et un animal domestique, de la confusion entre civilisation et nature sauvage toujours via l'accoutrement, l'animal et la chaussure attachée a l'arbre, de la précipitation à trouver une sortie par sa course subite a travers la jungle. Incohérence, confusion, précipitation : le téléspectateur est formaté émotionnellement en 2 minutes. La suite nous offre une explication claire et visuelle : Un crash d'avion, des blessés et des cris sur une plage. Au bout de dix minutes, le téléspectateur a compris que l'homme est médecin, qu'il est l'un des survivant d'un crash d'avion dans un endroit qu'il ne connait pas avec d'autres inconnus et qu'il est blessé.
Lost fait partie des rares séries dont l'ouverture est cinématographique. Il n'y a pas de dialogues, ni de voix off et tout est basé sur l'image. On peut confirmer cela en le comparant à l'introduction d'un film cette fois et l'exemple de Fenêtre sur cour d'Alfred Hitchcock convient parfaitement :
Je laisse la place à Vincent Colonna qui décrit brillamment la scène dans on ouvrage « l'art de la série télé » :
« (...)la situation du héros est évoquée uniquement par le décor sur lequel glisse la caméra. La cour de l'immeuble, le visage en sueur de James Stewart, un appareil photo brisé, une pile de magazines, des photos de voitures de formule 1 au mur, le plâtre sur la jambe du héros, tout cela nous explique, sans parole, que le personnage principal est un grand reporter, contraint à rester alité suit à un accident professionnel, et qui par désœuvrement observe ses voisins. »
Voici maintenant un extrait d'une conversation entre Alfred Hitchcock et François Truffaut au sujet de cette séquence :
François Truffaut : " L'exposition du film est excellente. On démarre sur la cour endormie, puis on glisse sur le visage de James Stewart, en sueur, on passe sur les jambes plâtrée, puis sur une table où l'on voit l'appareil photo brisé et une pile de magazine et, sur le mur, on voit des photos de voitures de course qui se retournent. Dans ce seul premier mouvement, on apprend où nous sommes, qui est le personnage, quel est son métier et ce qui lui est arrivé. "
Alfred Hitchcock : " C'est l'utilisation des moyens offerts au cinéma pour raconter une histoire. Cela m'intéresse plus que si quelqu'un demandait à Stewart : " Comment vous êtes-vous cassé la jambe ? " Stewart répondrait : " Je prenais une photographie d'une course d'automobiles, une roue s'est détachée et elle est venue me frapper ", n'est-ce pas ? Ce serait la scène banale. Pour moi, le péché capital d'un scénariste est, lorsqu'on discute une difficulté, d'escamoter le problème en disant. "Nous justifierons cela par une ligne de dialogue." Le dialogue doit être un bruit parmi les autres, un bruit qui sort de la bouche des personnages dont les actions et les regards racontent une histoire visuelle. "
La phrase importante ici est la suivante : « le péché capital d'un scénariste est, lorsqu'on discute une difficulté, d'escamoter le problème en disant. "Nous justifierons cela par une ligne de dialogue." »
Or, que font la plupart du temps les séries télévisées sinon d'escamoter les problèmes de scénario par des lignes de dialogues ? Nous allons illustrer cela avec cette fois la séquence d'introduction de la série Dexter.
A l'image, nous voyons clairement un tueur et son mode opératoire. La problématique est de montrer au téléspectateur et ce en moins de dix minutes, que ce tueur agit selon un code, qu'il a une conscience et qu'il n'est pas aussi froid et machiavélique que sa méthodologie le laisse transparaitre. C'est donc ici qu'entre en ligne de compte le dialogue et la voix off qui aide la narration.
Nous ne pouvons pas parler ici comme Hitchcock de péché capital, car le problème doit être escamoter par le dialogue pour des raisons qui sont propres à la série télévisée, à savoir : captiver l'attention rapidement, garder le public et le formater à une certaine vision. Nous reviendrons là-dessus la semaine prochaine, et en attendant, je vous propose une quatrième séquence, tirée cette fois de Plus belle la vie, la série Française la plus regardée. Nous commenterons la séquence en question la semaine prochaine mais avant cela, je vous invite à donner votre avis sur le procédé de narration français son sujet et ce qui oppose la série télévisée française à son homologue américain.