Bilan : The Americans

Le 28 octobre 2018 à 16:33  |  ~ 14 minutes de lecture
Après six splendides saison, une seule question désormais se pose : au fond, que racontait The Americans ?
Par ManuK

Bilan : The Americans

~ 14 minutes de lecture
Après six splendides saison, une seule question désormais se pose : au fond, que racontait The Americans ?
Par ManuK

Avant-propos : la critique est bien évidement full spoiler.

 

À l'origine, les choses se présentent simplement : les Jennings sont une famille bien sous tous rapports dans l'Amérique des années 80. Installés dans une banlieue tranquille, ils sont amis avec leur voisin, agent du FBI. En réalité, les Jennings sont des agents du KGB infiltrés. À partir de ce postulat, les deux showrunners vont interroger la pression d'un travail pareil, d'une raison d'État sur un couple et, par extension, sur une famille. La série a d'ailleurs beaucoup plus été axée sur ce second aspect que le premier.

 

En effet, le suivi du quotidien dans les années 80 de ce couple d’espions russes, immigrés illégalement sur le sol américain environ vingt ans plus tôt, a tout autant pour vocation à nous divertir grâce aux tribulations et aux complications de la vie d’espions (c’est-à-dire d’êtres extraordinaires) que de nous parler de choses en réalité très ordinaires : le couple, le travail, l’identité ou encore la vie politique et sociale de nos sociétés occidentales. Bref, de nous parler de nos vies, à nous, héritiers des affrontements idéologiques du XXe siècle et contemporains de ce qui dans nos propres vies, dans nos quotidiens, est entièrement tributaire de la victoire dans cet affrontement du bloc de l’Ouest, c’est-à-dire, pêle-mêle : l’Occident, l’Amérique, les dollars, la mondialisation, les open-spaces, le néolibéralisme et McDonald’s. Nul doute que cette victoire, comme l’imprégnation de cette culture dans la vie ordinaire de ces deux anti-héros russes, ne saurait être sans conséquence sur eux et sur nous.

 

 

Au-delà des blocs

 

The Americans est l’histoire d’un couple, Phillip et Elisabeth Jennings, qui va connaître ce que tout couple connaît ou connaîtra un jour : le conflit, les désaccords, la lassitude du quotidien et du travail à deux, les doutes, la perte de confiance. Mais, évidemment ici, parce que ces deux-là sont aussi espions, parce que leur travail commun dépasse celui du foyer ou de l’entreprise, et enfin parce que leurs conflits sont aussi les conflits politiques majeurs de notre Histoire récente, chacune de leur crise est l’occasion d’une hyperbole à double sens de ce qui les oppose. Lorsque l’un s’interroge sur la possibilité d’abandonner la lutte au profit du confort, de placer la cellule familiale et le bonheur des enfants au-dessus du combat politique, c’est aussi tout un antagonisme idéologique qu’il incarne : bonheur individualiste ou bien commun ? Lutte politique et sociale de tous les instants ou ménagement d’une sécurité et d’un espace individuel hors de tout conflit ? Cette question, évidemment, est aussi la nôtre. Car comment ne pas comprendre le point de vue de Phillip, qui rêvera tout au long des six saisons d’arrêter enfin le cycle sans fin de la violence pour trouver un espace de repos et mettre ses enfants définitivement en sécurité ? Comment ne pas aussi comprendre Elisabeth, qui ne cessera jamais de voir l’hypocrisie et l’absurdité à l’œuvre dans les vies individualistes de ses (temporaires) concitoyens américains, confits dans le confort de leurs banlieues, menant leur existence sous couvert d’idéaux de liberté et d’égalité alors même que leur société abrite les pires écarts de pauvreté, les pires discriminations raciales, que l’État militaire américain exploite les conflits des pays du Sud et manipule les révolutions sud-américaines et les conflits moyen-orientaux pour arriver à ses fins contre l’U.R.S.S. ?

 

The Americans affiche

 

Ces questions, nous nous les sommes tous posées en nous interrogant sur l’impact de ces pans de l’Histoire géopolitique sur nos vies. La série nous donne aussi l’occasion de voir et de comprendre les ressorts de cette Histoire, en nous montrant les dessous des évènements, les preuves que les manipulations des grandes puissances sur les petites sont la tectonique des plaques de la politique mondiale qui, finalement, retentit toujours sur nos vies : en saison 2, les scènes montrant l’emploi habile par la CIA du ressentiment suscité par la guerre entre U.R.S.S. et Afghanistan et la montée conjointe d’un fondamentalisme religieux chez les combattants moyen-orientaux nous rappellent que là est au moins en partie l’origine du terrorisme contemporain. À cet égard, la série s’emploie à mettre tout le monde au même niveau : espions russes, agents du FBI, alliés des uns comme des autres, personnes se trouvant (si souvent dans la série !) au mauvais endroit au mauvais moment, citoyens des pays victimes de leur place défavorable dans le grand jeu d’échec des puissances mondiales : tous sont soumis à cette même loi du plus fort des grandes puissances et de leurs idéologies.

 

La série, vis-à-vis de son sujet, la guerre froide, n’a alors pas froid aux yeux quand il s’agit de poser LA question simple (et volontairement simpliste) qui nous taraude finalement tous : dans ce conflit, qui étaient les gentils et qui étaient les méchants ? Et c’est la narration qui viendra répondre en mettant (évidemment) tout le monde sur le même plan : des deux côtés, des personnes meurent injustement et subissent les violences les plus terribles ; des deux côtés, les trajectoires de vie sont sacrifiées sans aucun scrupule sur l’autel des grandes causes sous couvert de sauver plus de vies. Finalement, la seule grande idée présidant à tous les choix est toujours la même : l’utilitarisme, sacrifier des vies pour en sauver d’autres, plus nombreuses, ou bien tout simplement pour gagner la guerre froide. Seuls deux personnages de la série vont réellement s’opposer à cette logique et sont en proie, dans leur métier, à de profonds conflits de valeur : Stan Beeman (l’agent du FBI qui s’installe en face de chez Phillip et Elisabeth dès le premier épisode de la série) et Phillip Jennings. Ces deux personnages, qui deviendront finalement peut-être pour cette raison même de réels amis, ont vécu cette logique de l’intérieur, l’ont incarnée, pour finalement la refuser, ne supportant plus que des vies innocentes soient sacrifiées.

 

Ainsi, si la série ne prend jamais réellement parti sur le plan politique, elle n’hésite pas à le faire sur le plan individuel. C’est l’anéantissement et la destruction des personnes et des personnages qui sont prioritairement dénoncés à travers le récit : celle de Phillip, qui finira par arrêter son travail, détruit par la violence qui l’habite et que sa patrie utilise ; celle de Stan, dont le couple ne survivra pas à un investissement professionnel total, y compris sur le plan affectif ; celle d’Elisabeth, qui apparaît comme un personnage épuisé et presque déshumanisé en saison 6 ; celle de Paige, qui, comme le dit Pasteur Tim en saison 5, ne pourra probablement plus jamais faire confiance à qui que ce soit dans sa vie ; celle de Henry enfin, dont on imagine l’univers s’écroulant brusquement comme un château de cartes lors des dernières scènes de la série…

 

 

Au-delà des perruques

 

La logique qui préside à la destruction de ces personnages n’est cependant pas seulement le résultat d’une situation exceptionnelle (appartenir à une famille d’espions infiltrés, être un agent du FBI), mais peut aussi être celle de vies ordinaires : lorsqu’il est question des conséquences d’un investissement professionnel total sur la vie personnelle (question ô combien contemporaine), des conflits éthiques qui peuvent nous traverser lorsque notre travail nous oblige à faire des choses auxquelles nous ne croyons fondamentalement pas, de l’effort qui doit être quotidiennement fourni pour faire tenir ensemble un couple, une famille, un lien affectif, quel qu’il soit. C’est à ce niveau que la série devient la plus intéressante : lorsqu’elle nous parle de la double vie, voire de la triple vie de ses personnages (mentir dans son couple, mentir dans sa vie, mentir à ses sources, et à son patron) et des multiples rôles que la vie sociale nous oblige constamment à endosser. La narration ne cessera de mettre en scène cette notion de double vie en montrant les nombreuses similitudes existantes entre mener une vie d’espion et une vie d’adultère (clandestinité, mensonge, jeu et tromperie). Ce faisant, elle pose des questions qui nous touchent : peut-on avoir en même temps plusieurs liens affectifs très forts, vivre plusieurs vies de couples, plusieurs vies tout court ? Qui sommes-nous réellement lorsque nous menons une vie à deux : nous-mêmes, ou bien la personne qui permettra de maintenir la relation le plus longtemps possible ? Y’a-t-il un "moi" réel et authentique derrière tous ces rôles, ou bien celui-ci n’est-il ni plus ni moins qu'une perpétuelle composition qui évolue au gré de la nécessité des relations ? La relation entre Phillip et Martha, notamment, montre que si Phillip a dû se créer une fausse identité pour nouer un lien durable avec la secrétaire du FBI, ses sentiments, eux, à force d’être joués et répétés, sont devenus bien réels. Autrement dit, le jeu des identités n’empêche nullement les sentiments d’être authentiques : mener une double vie, ce n’est pas mener une vie réelle d’un côté, et une vie fictive de l’autre, mais bien mener deux vies de front.

 

La famille Jenning

 

Il faut voir enfin que si Phillip et Elisabeth possèdent cette capacité à jouer des rôles à l’infini, à pouvoir être toujours autres qu’eux-mêmes (les magnifiques et parfois presque comiques déguisements de ces deux personnages étant le symbole de ce renouvellement quasi infini), ce n’est pas seulement parce qu’ils ont été formés pour cela, mais parce qu’ils sont tous deux des transfuges de classe : recrutés très jeunes dans des familles extrêmement pauvres de l’Union Soviétique, ils vivront finalement le plus clair de leur vie dans un cadre bourgeois extrêmement aisé au cœur de la culture occidentale. Comment alors ne pas comprendre la superposition des rôles qu’ils doivent successivement endosser, comme la métaphore des conflits intérieurs vécus par les transfuges de classe, ces individus qui doivent sans cesse repousser ce qu’ils ont été dans l’enfance pour adopter les habitus de leur nouvelle classe ? La question posée par cette thématique est alors celle de la trahison à sa propre classe, à son propre camp ; trahir l’endroit d’où l’on vient, ceux à qui on appartenait. Question qui taraudera les personnages tout au long de la série : toujours très tentant pour Phillip, mais absolument impossible pour Elisabeth, c’est finalement cette dernière qui règlera la question à la fin de la série en montrant qu’on peut justement trahir pour rester fidèle à sa classe (ici, trahir le KGB pour être fidèle au Peuple et au Parti communiste).

 

Que reste-t-il alors aux personnages une fois que, débarrassés des oripeaux de leurs nombreux rôles, arrachés brusquement de la scène qui a été la leur pendant plus de vingt ans, déchargés du poids des responsabilités et de la nécessité de la violence, coupés de leurs enfants et allégés soudainement du fardeau de la double vie, ils se retrouvent seuls, face à la simplicité d’être soi-même sans porter quotidiennement la charge de la vie des autres ? Un grand vide, probablement (ce que vient confirmer le dernier plan de la série). Que reste-t-il alors à ces personnages, et que nous reste-t-il à nous, hors de nos combats quotidiens, de notre travail, de nos conflits intérieurs et des luttes intestines de nos sociétés ? Peut-être un lien profond d’affection, d’entraide et de solidarité, celui qui existe entre les deux héros et représente alors la seule voie de salut possible pour les personnages. Parce que Phillip et Elisabeth viennent du même endroit, ont vécu les mêmes choses, parce qu’ils se connaissent profondément et ont toujours fini par se venir en aide l’un l’autre, le lien qui existe entre eux peut finalement perdurer malgré la violence et malgré les trop nombreuses occasions d’une défiance mutuelle. Seul ce lien d’amour très particulier entre eux pèse dans la balance face à la grande question que pose la série : peut-on jamais réellement faire confiance à qui que ce soit ?

 

The Americans a posé d’une nouvelle manière une des grandes questions politiques et existentielles du XXe siècle : que pouvons-nous faire dans ce monde, quel rôle pouvons-nous ou même devons-nous y jouer ? Plus précisément, qui pouvons-nous tenter d’être parmi nos semblables dans un monde globalisé voyant s’affronter des idéologies antagonistes ? Quelle place pour l’action et l’existence individuelle dans la vie de personnes décidant de dédier leur vie à une cause ?

Si la série ne répond jamais directement à ces questions, elle se contente de dessiner implacablement les travers de toutes les réponses simplistes qu’on pourrait y apporter (totalitarisme individuel et politique pour ceux qui dédient leur existence au combat ; vide existentiel ou engagement dérisoire, voire illusoire, pour ceux qui croient pouvoir lutter sans quitter le confort). En insistant néanmoins sur la violence que le poids de ces engagements peut faire peser sur les existences et en tentant d’esquisser une voie de salut par le lien social (amour, amitié, filiation), la série se permet cependant un semblant de réponse qui ne peut que résonner à notre époque : nous pouvons tenter de préserver les liens qui nous unissent aux autres.

 

Note de la série : 19/20

 

 

Classement des saisons

 

  1. Saison 6
  2. Saison 4
  3. Saison 3
  4. Saison 2
  5. Saison 1
  6. Saison 5

L'auteur

Commentaires

Avatar benjimagne
benjimagne
<3 Assurément la grande série de la décennie!

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