C’est l’horreur qui se lit dans les yeux de ceux qui ont eu la chance de suivre le quatorzième épisode de Breaking Bad. Le pantalon mouillé et le cœur palpitant, ces derniers se sont enfoncés plus que jamais dans un circuit de la mort : la tension bat son plein, les neurones s’échauffent et… les plumes s’aiguisent ! Si certains se sont aussitôt prêtés au jeu des prédictions, il serait regrettable de réduire « Ozymandias » à un virage décisif avant l’inévitable conclusion tant les auteurs prennent plaisir à faire voler nos convictions en éclats. D’autant plus que la série ne pourrait être pleinement appréciée sans ses multiples niveaux de lecture. Attention spoilers !
« Ça fait 10 minutes qu’il s’est décidé... »
Pan pan ! Il n’aura pas fallu plus de dix minutes pour que la sentence tombe, une sentence qui ne pouvait être plus destructrice pour Walter : le meurtre de Hank, acte irréparable mettant en échec son seul engagement (protéger sa famille), son unique raison de vivre. C’est alors profondément blessé que M. White se résigne à son sort. Un homme normalement constitué ne pourrait rester impassible en face d’une telle situation de désenchantement. En compensation, les démons de Heisenberg reprennent le dessus. En effet, Walt n’aura jamais aussi bien déployé toute son énergie à invoquer son pouvoir du déni en guise de bouclier quitte, par égoïsme, à précipiter avec lui Jesse Pinkman au fond du gouffre. Les ex-associés se font rattraper par leurs hantises respectives, les remords pour le premier, les fantômes du passé (Jane) chez le second.
Mais, si depuis le début de la série, le chimiste cancéreux et le petit dealer se forgeaient un empire de drogue, nous assistons en une cinquantaine de minutes à la chute de ce même empire, non sans un pincement au cœur teinté de nostalgie. Le parti pris radical et sans concession des scénaristes force l’admiration, puisqu’ils détruisent purement et simplement le château de cartes bâti au cours des cinq dernières saisons. De cet exercice de démolition, nous retiendrons une formule attribuée à Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Car les scènes tombent, les unes après les autres, comme des dominos dans un rythme effréné, une logique implacable, un soin chirurgical lorsque ce qui aurait pu être une histoire de sang et de crimes laisse place à un drame familial, une déchirure, une plaie narrative remuée à l’envi qui n’épargne aucun parti. Ainsi, s’établit une relation de cause à effet. Vince Gilligan définissait l’inévitabilité comme « le contraire de la surprise » ou le vecteur du « sentiment de satisfaction », nous savons désormais de quoi il en retourne.
« Il me reste des choses à régler. »
Marie triomphante annonce à sa sœur l’arrestation de Walt et, sur le coup de la pression, Skyler révèle le pot aux roses à Flynn qui voit le mythe paternel s’écrouler. Le cercle vicieux est lancé. À ce moment, les auteurs en profitent pour enfoncer le clou. S’ensuit alors une dispute au couteau entre Walt et Skyler, une dispute presque bestiale où le mâle et la femelle confrontent leur autorité. L’instinct maternel prend le dessus et Walt ayant tout perdu (son argent et sa famille) se trouve en position de ravisseur, car même sa fille Holly se détourne de son père. Plus tard, le couple tient une discussion téléphonique nerveuse, durant laquelle Walt tente de disculper les siens. En parallèle, Jesse est mis entre les mains de Todd et de ses oncles néonazis. Le retour en arrière aperçu dans l’accroche nous apparaît donc à la fin du visionnage comme un moyen de mettre l'accent sur le chemin parcouru par Walt et sur l’estimation de ses pertes.
Tout bien considéré, chaque personnage se révèle, et même les plus insignifiants se font entendre, de l’adolescent grognon (qui signe et confirme juridiquement la fin du règne de son pater familias) à Marie ou même les néonazis qui, en plus de désobéir à Heinsenberg, pillent ses richesses. Seuls les deux protagonistes subissent l’action plus qu’ils ne la produisent. À ce stade, souligner l’interprétation impressionnante des acteurs tiendrait de l’évidence, les uns et les autres se poussant dans leurs derniers retranchements afin d’élever cette antépénultième transition au panthéon des meilleurs épisodes de la mythologie Breaking Bad et même de la télévision tout court. En outre, mention spéciale à la réalisation appliquée du papa de Looper (à renforts de plans rapprochés et panoramiques), sans oublier l’accompagnement musical (les musiques d’ambiance s’avèrent remarquables d’intensité). L’ensemble projette ce « Crawl Space » de la puissance 10000 au summum de l’excellence (que dis-je ?), de la perfection.
Effectivement, les auteurs remplissent leur cahier des charges et, non contents de cela, peuvent s’enorgueillir de dépasser nos espérances par un contrepied jouissif. Aucune facilité, aucun temps mort n’alimenteront les mauvaises langues qui, de ce fait, iront cracher leur venin ailleurs. (Coucou, Dexter et Harrison !) Le spectateur perd ses repères, ne sachant plus quel camp soutenir entre un Walt troublant, un Jesse mort-vivant et une famille déchirée. « Ozymandias » remplit une fonction morale : il n’est pas question de punir Walt pour ses actes, mais bien au contraire de montrer leurs conséquences sur son entourage. D’ailleurs, c'est le point de vue de sa famille qui domine ici : nous voyons le malheureux avec les yeux de Skyler, de Junior et finalement de Holly (cruelle mise en abyme). Sa famille et le spectateur paient finalement pour ses actes, car de la même façon que ses proches, nous avons un temps compati à son sort, nous l’avons parfois détesté, mais nous l’avons toujours aimé. Nous sommes les premiers à souffrir de ce spectacle tragique et jamais une série n’aura confronté à ce point autant de sentiments contradictoires, de la satisfaction à l’anéantissement, en passant par une excitation mêlée de révolte intérieure.
Ce quatorzième épisode sur le « Roi des Rois » aura été jusqu’au bout cathartique : c’est un condensé de bonnes pratiques à voir et revoir, c’est tout ce que Breaking Bad peut faire de mieux. Il aura poussé le drame, la désolation et la tragédie à un niveau shakespearien. S’y enchainent des scènes de conflit, magnifiées par des idées géniales : je pense ainsi au combat glaçant au couteau ou au rapt du bébé, qui ne sont qu’une concrétisation de la déferlante initiée dans « To’hajiilee ». Celle-ci brise les prérequis, chamboule les règles jusqu’ici connues et redistribue les cartes de tous les côtés. J’admire cette prise de risque qui consiste à faire succomber Hank.
En voulant sauver les siens (depuis les prémisses de son périple), Walter n’a fait qu’empirer les choses et finit dépouillé de tout (hormis de dix millions de dollars inutiles). Si telle était la conclusion de la série, elle aurait été parfaite. Cependant, les scénaristes semblent plus que jamais prêts à pousser le bouchon plus loin. Comment serait-il possible de dépasser ou au moins d'égaler la maitrise narrative de cet épisode qui joue sur les ellipses (zappant allègrement l’affrontement de Hank et Gomez contre les néonazis et les confessions de Skyler à Junior), pour ne retenir que la substantifique moelle (le drame, non la course à l’action gratuite) ?
Ce que j’ai aimé :
- Perfection sur tous les plans (réalisation, jeu des acteurs, intrigue, etc.).
- Un point de non-retour où les scénaristes ne se défilent pas.
- Maitrise narrative totale (rythme effréné et ellipses efficaces).
- Contrepied absolu avec une cassure des rapports affectifs entre Walt et sa famille.
- L’impression que les scénaristes flirtent avec la facilité pour nous faire croire qu’ils vont tomber dedans, du grand art.
- Un brin de nostalgie (pauvre Jesse).
Ce que je n’ai pas aimé :
- Un épisode court, beaucoup trop court.
- Ne plus pouvoir supporter Dexter après le visionnage.
- On ne peut faire mieux.
Ma note : 20/20.
J’ai rencontré un voyageur venu d’une terre antique
Qui m’a dit : « Deux immenses jambes de pierre dépourvues de buste
Se dressent dans le désert. Près d’elles, sur le sable,
À moitié enfoui, gît un visage brisé dont le sourcil froncé,La lèvre plissée et le sourire de froide autorité
Disent que son sculpteur sut lire les passions
Qui, gravées sur ces objets sans vie, survivent encore
À la main qui les imita et au cœur qui les nourrit.Et sur le piédestal il y a ces mots :
“Mon nom est Ozymandias, Roi des Rois.
Contemplez mes œuvres, Ô Puissants, et désespérez !”À côté, rien ne demeure. Autour des ruines
De cette colossale épave, infinis et nus,
Les sables monotones et solitaires s’étendent au loin. »Ozymandias, le poème de Percy Bysshe Shelley