Pitch Dorothy Valens
Perturbé dans son sommeil par un groupe d'Islandais bruyant et festif, l'agent Cooper peine à dormir, avant de découvrir que le sang sur les habits appartient à un dénommé Jacques Renauld qui fournissait de la drogue à Laura Palmer. Convaincu d'avoir tendu le piège idéal à son mari, Shelly Johnson cache de moins en moins sa liaison avec Bobby Briggs. De leur côté, Donna Hayward et James Hurley font la connaissance de Madeleine Ferguson, la cousine de Laura Palmer.
Une accélération fulgurante
Réveillé par un groupe d'islandais éméché, l'agent Cooper sort de sa zone de confort, et entraîne le spectateur avec lui. Car l'épisode produit une quantité étonnante de retournements de situation. Afin de donner de la place à chacun des personnages, Mark Frost compose à chaque scène un groupe formé de trois ou quatre personnages différents, et tente de relier subtilement chaque sous-intrigue au meurtre de Laura Palmer.
L'histoire s'épaissit sans pour autant égarer le spectateur, certains virages scénaristiques venant soulager quelques storylines en souffrance (l'histoire de Jocelyn Packard en particulier) en proposant un changement total de point de vue. Chaque histoire donne l'impression d'en croiser une autre, la ville devenant un champ d'expérimentation gigantesque pour les auteurs, les scènes passant de la ville à la forêt alentour tout en maintenant un visuel esthétiquement cohérent.
Le moment le plus surprenant de l'épisode se déroule dans un bar, lorsque deux séquences totalement indépendantes vont se succéder sans la moindre transition, l'une entre le trio Donna-James-Madeleine, l'autre entre Norma-Shelly-Hank. Très peu de séries sont capables d'un tel exploit narratif, tant il est difficile de posséder une telle richesse de personnages pour proposer dans un lieu unique deux intrigues également captivante et de tonalités aussi différentes.
L'ambition de développer une histoire de la taille d'une ville semble presque gagnée, Mark Frost s'amusant même à laisser entrevoir une justification aux rêves de l'agent Cooper. Soutenu par l'excellente mise en scène de Lesli Glatter (réalisatrice de Mad Men, ER, West Wing et bien d'autres), l'épisode est parfaitement construit, preuve du soin et de l'enthousiasme de Mark Frost face à cet immense terrain de jeu qu'il a réussi à bâtir.
Mark Frost ou l'art de maîtriser son scénario
Scénariste passionné, Frost est le parfait complément de Lynch, son amour des personnages et sa passion pour les liens qui les unissent venant équilibrer le style glacé et superbement labyrinthique du réalisateur de "Lost Highway". Twin Peaks est un projet monstre, d'une ambition terrifiante qu'aucun network n'accepterait aujourd'hui, convaincu que la multitude d'intrigues et de personnages ne pourrait qu'effrayer la fameuse cible des jeunes, majoritairement visés par les shows actuels.
Série hors norme, production unique par sa dimension à la fois onirique et réaliste, Twin Peaks est le fruit de l'enthousiasme et de l'imagination de ses créateurs, le duo Frost-Glatter signant ici l'un des meilleurs épisodes de la série. Le retour de Leland Palmer, qui servira de fil rouge à l'épisode, constituera un moment particulièrement poignant de l'épisode, révélant la sensibilité jusqu'à inconnue d'Audrey devant la cruauté de son propre père.
Réutilisant chacun des éléments de l'intrigue avec plus ou moins de réussite (la scène de la femme à la bûche ne réussissant pas à retrouver le ton décalé de certains épisodes), Mark Frost prouve qu'il sait parfaitement quelle direction prendre, entrainant avec la générosité qui est sa marque de fabrique l'histoire dans des territoires inconnus, provoquant le spectateur par la richesse et la qualité des dialogues. Il est d'ailleurs indispensable de voir l'épisode en VO pour se rendre compte de la musicalité des dialogues et de leur tempo si particulier.
Avec un style impressionnant, Mark Frost et Lesli Glatter engendrent un épisode au rythme effréné, mais à la construction étonnamment précise, l'ensemble possédant un équilibre étonnant, jonglant avec talent avec chacune des sous-intrigues. Aussi clair que foisonnant, cet épisode est le symbole de l'étonnante conjonction de talents ayant participé à ce show, permettant la création d'une oeuvre à l'ambition monstrueuse.
Le docteur Shapiro et la psychologie selon Jung
Homme imprévisible et mystérieux, le Docteur Jacobi incarne idéalement une psychiatrie jungienne, ses lunettes lui permettant de voir avec précision la dualité de l'esprit humain. Conscient de la nature à la fois angélique et démoniaque de chaque personnage, Jacobi sait discerner les faiblesses de Bobby Briggs, arrachant brutalement le masque méprisant du jeune garçon pour mieux faire apparaître la douleur générée par la mort de Laura.
Personnage atypique, le docteur Jacobi occupe une place à part au sein de la série, n'appartenant à aucune sous-intrigue spécifique, permettant aux auteurs de laisser ressortir la vraie nature de chaque personnage. Sa parfaite connaissance de Laura fait de lui le témoin privilégié pour permettre d'aller au delà des apparences, et découvrir la vérité d'une jeune femme de plus en plus mystérieuse.
Après avoir démarré avec le jeune Dean Stockwell (Code quantum, BSG) sur "Le Garçon aux Cheveux Verts" de Joseph Losey, Russ Tamblyn connaîtra une belle carrière de second rôle au cinéma (West Side Story entre autres) avant de se rabattre sur la télévision. Fréquemment cité par Walter Bishop (il lui piquera même ses lunettes) dans Fringe, son interprétation d'un psychiatre à la fois lunaire et clairvoyant restera dans les mémoires des fans de la série.
Pour anecdote, sa fille interprétera avec moins de réussite un médecin dans House M.D. : le docteur Masters, si chère au coeur d'Aureylien.
Benjamin Horne, l'antithèse de la fidélité
Benjamin Horne, homme d'affaire doté d'une morale plus que tortueuse, est le père d'Audrey et le propriétaire d'un hôtel et de magasins à Twin Peaks. Assez insondable et mystérieux, il privilégie les affaires avant sa famille, aimant jouer sur tous les tableaux quitte à faire preuve d'une sens douteux de la moralité. Témoin privilégié des mensonges de son père et de sa cruauté, Audrey partage avec lui une relation complexe, entre méfiance et manipulation.
Richard Beymer a connu un début de carrière flamboyant, obtenant le rôle de Tony dans West Side Story au nez et à la barbe de Georges Shakiris, malgré les nombreuses contestations qu'entrainèrent le choix de Robert Wise (pardon, je m'égare). Etonnant dans ce rôle de méchant typique de soap, à la fois traitre et cruel, Beymer connaîtra une fin de carrière assez moyenne au vu de sa performance surprenante dans Twin Peaks.
Le cliffhanger, entre esbroufe et coup de génie
Pour cette dernière partie, je voulais revenir sur un objet typique du récit feuilletonnant, le cliffhanger, qui connait en ce moment des heures délicates et une forte remise en question. Il peut être parfois mal employé, comme dans l'épisode trois, lorsque l'agent Cooper se redresse brutalement pour crier qu'il connaît l'identité du meurtrier. Or un cliff raté peut avoir un effet désastreux sur la crédibilité d'une série : rappelez-vous le final de la saison 3 d'Alias et pleurez... Mais je m'égare. Ca n'est absolument pas le cas de la dernière scène de cet épisode, qui opte pour un évènement surprenant,et évite l'impression de cassure provoqué par certains cliffs maladroits . Au lieu d'une rupture, c'est un virage narratif que nous proposent les auteurs, une scène qui ne brise pas la continuité sur un vulgaire coup de théâtre, mais constitue un élément indispensable du soap, annonçant l'orientation future de la série et une évolution du show. Quand il est réussi, le cliffhanger doit ouvrir une porte tout en faisant attention à ne pas ruiner le reste du récit, il doit donner l'impression au spectateur d'une totale maîtrise de l'intrigue et avoir une vraie justification scénaristique.
Loin de générer le moindre fantasme, la présence d'Audrey dans le lit de Cooper est le symbole de sa détresse et de son désarroi, et Sherylinn Fenn fait preuve d'une sincérité bouleversante. Exemple parfait du cliff réussi, ce final constitue l'un des moments les plus troublants et étonnants de ma vie de sérievore et figure parmi les plus beaux renversements qu'il m'ait été donné de voir (avec le final saison trois de Lost pour prendre un exemple).
J'aime :
- un scénario généreux et parfaitement maitrisé
- une dernière scène remarquable
- Mark Frost, un scénariste passionné
- une intrigue d'une ampleur spectaculaire
- Dana Ashbrooks génial dans ses deux scènes
- les dialogues étonnants
Je n'aime pas :
- Un second degré assez absent.
- La scène de la femme à la bûche aurait pu être meilleure
Note : 17 / 20
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