Lancinant est le chant tragique, entonné par les personnages de Better Call Saul. Si, depuis le début de cette troisième saison, le calme présageait la tempête, jamais la tempête n’aura été si proche. Avec une Kim blessée dans un accident, un Jimmy McGill torturant psychologiquement des seniors, un Chuck sommé de démissionner ou encore un Nacho empêtré dans de sales affaires, il ne restait plus de place au doute. Ce dernier épisode allait marquer un tournant de la série. Mais à quelle sauce les scénaristes allaient-ils nous manger ? Allaient-ils nous quitter sur un feu d’artifice bien mérité, disons, un gunfight grand-guignolesque ? Pourtant, tempête il y aura, mais elle sera de moindre ampleur : la mort de Chuck, confirmant l’orientation prise depuis quelque temps par la série. Mesdames, messieurs, ravalez vos larmes, car vous en aurez bien besoin ! Better Call Saul s’aventure sur le terrain glissant du drame intimiste et rien n’est plus difficile qu’un tel exercice. Car lorsqu’on s’immisce dans la vie de personnages assez ordinaires, lorsque leur sort est presque connu d’avance, lorsque les enjeux ne sont pas si élevés, il n’y a plus d’artifice ni de triche possible. Il ne reste plus que… le drame dans son état pur.
Lumière aveuglante
Patatras ! Rien qu’au titre, Lantern, il ne pouvait échapper à quiconque que cet épisode mettrait à l’honneur le frère de Jimmy McGill, Chuck. Il est peut-être le personnage le plus injustement mal aimé et l’un des plus complexes. Le titre fait donc référence à la lanterne, entraperçue en début et en fin d’épisode. Dans le teaser, éclairé par la lumière d’une lanterne, Chuck lit à un Jimmy enfant une histoire qui l’effraie. L’aîné rassure son frère sur le sort réservé à l’héroïne : « She’ll be fine, Jimmy », ce à quoi ce dernier répond : « How do you know? ». Chuck incarne ici le rôle du frère protecteur, rôle déjà mis en avant dans d’autres flashbacks (la scène dans le parloir) ; Jimmy a toujours perçu Chuck comme un modèle, jusqu’à l’imiter en devenant avocat.
Néanmoins, si la lanterne remplit une mission de préfiguration, procédé emprunté à Breaking Bad (rappelez-vous de la mygale dans l’épisode Dead Freight ou du couteau dans Ozymandias !), une autre lecture est envisageable. La lanterne, étant une source de lumière, ne serait-elle pas lato sensu une métaphore de la conscience meurtrie de Chuck ? En effet, la lanterne doit lui évoquer de tendres souvenirs : c’est-à-dire, à l’image du teaser, des moments de complicité fraternelle, des soirées passées à lire des histoires et à discuter sous une tente. Dès lors, la maladie de Chuck ne se justifierait pas par son incapacité à contrôler ce qui l’entoure, mais serait une manifestation de sa culpabilité. En effet, plus d’une fois, il a tenté d’aider son frère, de le guider vers le bon chemin avec amour, certes, mais avec un amour rarement avoué et tyrannique (les plus pessimistes qualifieront cet amour de dédaigné et d’égoïste). Cependant, d’une manière ou d’une autre, Chuck aurait pris conscience qu’il est toujours en train de punir Jimmy pour ce qu’il a été (le chouchou de la famille, Slippin' Jimmy) et non pour ce qu’il est. Peut-on y voir une référence à la parabole du fils prodigue ? Inconsciemment, bien qu’il défende véhémentement ses propres actions à qui veut bien l’entendre (son refus d’embaucher Jimmy dans son cabinet et autres coups bas), il les réprouverait inconsciemment. Sous un angle psychanalytique, son inaptitude à gérer ses émotions enfouies dans son subconscient se manifesterait par de la souffrance physique. Dès lors, la lanterne ou plutôt les lanternes qui éclairent sa demeure ont symboliquement un statut ambivalent : elles jouent certes un rôle protecteur (à leur proximité, sa douleur s’estompe), mais, surtout, elles lui évoquent incessamment des souvenirs d’enfance et le confrontent à ses échecs. Son incapacité à faire fi de ses rancœurs pour aider et protéger Jimmy, son ego surdimensionné, son arrogance le mèneront à sa perte (au lieu d’appeler à l’aide, il annule son rendez-vous avec son médecin par orgueil). Ce qui conforte cette lecture, où la lanterne est perçue comme une métaphore de la culpabilité, se trouve encore dans les deux scènes-clefs susmentionnées. Dans le début et la fin de l’épisode, la caméra se rapproche longuement de la lanterne comme pour capter sa lumière aveuglante, comme pour sous-entendre que même si la lumière nous éclaire, si on se risque à trop la fixer des yeux, on finit aveuglé. Et c’est ce qui se passe pour Chuck : la culpabilité était toujours là, flottant entre ses murs, mais le voilà qui l’affronte frontalement, il voit son vrai visage ; il la fixe des yeux, cette satanée lanterne, il la fixe si longtemps qu’il se brûle la rétine et qu’il finit comme Narcisse devant son reflet, incapable de détourner le regard. Narcisse se noie ; Chuck, lui, s’immole…
Mécanique implacable
Indéniablement, tout coule de source. Les dés tombent un à un et on se surprend à crier "Eurêka !", car les évènements qui se déroulent sous nos yeux surprennent, mais, avec le recul, paraissent inévitables. J’ai été étonné par la mort de Chuck. Je savais plus ou moins qu’il lui arriverait quelque chose de fâcheux ; avec un tel titre, on se doutait bien que la lanterne occuperait une place centrale dans le dénouement. Mais jamais je n’aurais deviné qu’il se serait suicidé ; je misais davantage sur un accident, provoqué par sa folie soudaine. Ce jeu de fausses pistes se poursuit dans l’épisode. Que dire de cette scène où Nacho, à deux doigts de tuer Hector Salamanca, voit une voiture arriver ? Oups, pas d’échange de tirs en vue ! Ses collègues le saluent comme si de rien n’était : « You got my message ». Finalement, les pilules font leur effet et Salamanca s’effondre sur le sol. D’ailleurs, certains pourront accuser les auteurs de toujours miser sur la solution la moins spectaculaire.
Néanmoins, pour comprendre Better Call Saul, il faut la comparer à son aînée. Les deux partagent le même thème : le changement. D’un côté, Breaking Bad raconte la transformation de Walter White en Heisenberg ; de l’autre, le spin-off qui aurait pu s’intituler "Breaking Good" narre la transformation forcée de Jimmy McGill en Saul Goodman. Si Breaking Bad étudiait le macroscopique (ce qui est observable à l’œil nu), Better Call Saul aborde des changements d’ordre microscopique. Contrairement à son aînée où on assistait à un véritable effet papillon, tant les actions de Walt influençaient le monde autour de lui (Walt qui monte au fur et à mesure un empire, tout en éliminant les adversaires sur son passage), les changements se font ici à une échelle plus modeste. Dans ce drame intimiste, la bataille que mènent les personnages est avant tout intérieure ; chacun est confronté à ses démons. C’est même le moteur de l’intrigue.
Thématiquement parlant, on en vient à se demander si le titre, Lantern, n’indiquerait pas aussi la prise de conscience des protagonistes dans cet épisode. Ne font-ils pas la lumière sur leurs motivations ? Ainsi, Kim ne se rend-elle pas compte qu’elle s’est réfugiée dans le travail pour échapper aux tourments qui la rongent (depuis qu’elle a participé à humilier publiquement Chuck) ? Sa réponse après l’accident : prendre un congé sabbatique ; une réaction presque facile, mais qui sonne juste, fait sens. Cependant, rien n’est anodin et cet évènement est un prétexte pour en apprendre plus sur son modèle, Atticus Finch, et ses motivations à elle (« Fight the good fight. Change the world. »). Même Jimmy se repent de la faute commise dans Fall, allant jusqu’à ruiner sa réputation pour se racheter.
C’est pourquoi la série cherche à retranscrire l’indicible et l’introspection constante des personnages. Pour ce faire, Better Call Saul recoure à un procédé en particulier que présente le cocréateur, Peter Gould, dans une interview : les moments de solitude et les moments où les protagonistes sont livrés à eux-mêmes. Il affirme: « I’m fascinated by scenes of characters by themselves. Not necessarily a character looking out a window. But a character that is trying to solve a problem or is working possibly in silence. We love scenes like that, because you just get a different idea of who this person is. » Dans cet épisode final, sept minutes sont consacrées à décrire la folie naissante de Chuck qui défonce les murs de sa maison à la recherche d’un équipement consommant de l’électricité. Une scène d’anthologie, à première vue insignifiante : un homme, un compteur électrique et, pourtant, un serpent de frissons viennent secouer la colonne vertébrale des spectateurs. Là, on se rend compte que la série ne repose pas seulement sur un scénario aux petits oignons, mais également sur une distribution du tonnerre et une réalisation léchée. Ainsi, Bob Odenkirk saisit par l’intensité de son jeu (passant d’un registre émotionnel à l’autre), Rhea Seehorn ébahit par sa constance et, majestueux, Michael McKean coupe le souffle. C’est la révélation de Better Call Saul ; en cinquante minutes, il réussit un exploit : rendre son personnage source d'empathie. Hagard, désorienté : on se sent triste pour sa situation. Cette fulgurance n’est pas possible sans la musique épique de Dave Porter qui abandonne les sons métalliques pour les cuivres.
Fin d'une époque
Bien sûr, plusieurs éléments sont laissés à la libre appréciation du public, et c’est ce qui fait la force de ce spin-off. « You never mattered all that much to me », annonce Chuck à son frère. Chuck voulait-il le protéger ou se sentait-il si mal qu’il voulait le blesser à son tour ? Toujours est-il que le flashback du début vient semer le trouble et nous montre le chemin parcouru depuis par les deux protagonistes. Se pose également la question de savoir pourquoi, jusqu’à maintenant, Kim a fermé les yeux sur les agissements de Saul. De même, on s’interrogera aussi sur les intentions de Gus qui sauve Salamanca (les aficionados de Breaking Bad en savent quelque chose !). Toujours est-il que les dés semblent déjà lancés et que Jimmy est sur le point de se transformer en Saul : ses anciens clients lui ont tourné le dos, son frère est sûrement mort… Ce n’est plus qu’une question de temps.
En tout cas, ce qui est sûr, c’est que ce season finale met fin définitivement à la rivalité fraternelle entre Jimmy et Chuck qui était tout sauf manichéenne. À bien y penser, Chuck aime se considérer comme supérieur à Jimmy ; pourtant, il aura lui-même fait ce qu’il reprochait à son frère (par exemple, la cassette audio et autres manigances). La seule différence, c’est qu’il est stratège (il a besoin de tout planifier) alors que le personnage joué par Bob Odenkirk est plus débrouillard. D’ailleurs, ce qui est étrange, c’est que les deux frères dans cet épisode en arrivent au même point. Ils doivent répondre de leurs actes : Howard est prêt à tout pour que Chuck quitte la firme, car celui-ci lui a causé bien des torts. La tragédie naît puisque les deux McGill semblent ne pouvoir faire le bien qu’en faisant du mal, ce qui ne peut mener qu’à l’autodestruction. D’ailleurs, cette réplique de Chuck est délicieusement prémonitoire de ce qui suit : « You’re just gonna keep hurting people, Jimmy, this is what you do. And then there’s this show of remorse… If you’re not going to change your behavior, and you won’t, why not just skip the whole exercise? In the end, you’re gonna hurt everyone around you. So stop apologizing and accept it. Embrace it. Frankly, I’d have more respect for you if you did. » Après cette cartouche grillée, il en reste quelques unes mais, tôt ou tard, il faudra que la série s’intéresse à l’après-Breaking Bad.
Pour conclure, cet épisode est sans conteste l’un des meilleurs épisodes qu’il m’ait été donné de voir. Jamais je n’aurais cru que Better Call Saul prendrait son envol, supplantant son aînée sur bien des aspects. Preuve en est, les personnages les plus mémorables dans ce spin-off ne sont pas forcément issus de Breaking Bad (mis à part Jimmy et Mike) : Chuck, Kim et Nacho sont passionnants de bout en bout. Vince Gilligan et Peter Gould ont réussi l’exploit de raconter une histoire qui se suffise presque à elle-même. Un récit d’une profondeur inégalée. En effet, le sort de Jimmy McGill étant connu d’avance, les auteurs préfèrent prendre leur temps, se concentrant sur le chemin plus que la destination. Noah Hawley, le créateur de la série Fargo, aurait même pitché une idée à Vince Gilligan et Peter Gould qui les aurait fait sourire : "et si Jimmy McGill ne devenait jamais Saul Goodman ?" Les thèmes abordés sont universels, la série prenant des proportions bibliques (le conflit entre Jimmy et Chuck qui rappelle le meurtre d’Abel par Caïn), shakespearienne (bien sûr) et existentialiste (les personnages cherchant eux-mêmes un sens à leur existence). Ce season finale clôt donc parfaitement cette troisième saison, si bien qu’on pourrait en rester là. Plus globalement, cette saison aura décrit avec justesse les tourments de ses personnages, leurs hésitations, s’intéressant aux conséquences de leurs actions. Jusqu’au bout, les scénaristes ne se sont pas défilés et pour une fois ne sont pas tombés dans les sirènes du too much dont pouvait être victime Breaking Bad (les jumeaux bad ass et autres folies visuelles…). Loin de moi l’idée de cracher sur l’héritage laissé par Breaking Bad, l’une des meilleures séries de tous les temps, mais ce que Better Call Saul perd en termes de rythme et d’action, elle le gagne en réflexions philosophiques et en fond, bref, en réflexivité. Le résultat sera sûrement au-delà des attentes de la plupart des spectateurs ; à l’inverse il ne correspondra peut-être pas à ce que d’autres espéraient, mais la moindre des choses est d’aller jusqu’au bout pour se faire sa propre opinion. Car j’ai l’intime conviction que Better Call Saul tient le bon bout et qu’il y a cette étincelle prête à jaillir. La série touche du doigt quelque chose d’authentique en rapport avec la condition humaine qui vaut la peine d’y investir du temps. Et lorsque s’achèvera la série, vous envierez ceux qui demain ou dans un mois, voire dans des années, s’immisceront à leur tour dans cet univers si particulier, habité par des personnages qui méritent qu’on s’y attache. Vous serez alors heureux, à ce moment-là, de ne pas être passé à côté. À côté de quoi ? Au pire, d'une très bonne série ; au mieux, à côté de l’une des meilleures séries modernes.
J’ai aimé :
- La tragédie à l’état pur.
- L’adieu déchirant de Chuck, personnage tragique par excellence.
- Les sept minutes où Chuck sombre dans la folie. Du pur génie !
- L’évolution des personnages qui fait avancer le schmilblick.
Je n’ai pas aimé :
- La partie cartel n’avance pas beaucoup et reste dans la lignée de Breaking Bad.
- Où est passé Mike ?
- Quel avenir pour la série ?
Ma note : 18/20.
Le Coin du Fan :
- Si on tient compte des deux adresses données dans les deux séries, on se rend compte que Chuck ne vit qu’à quelques mètres… De la tante de Jesse :
- Comme souvent lorsqu’on effectue le parallèle entre les deux shows, les petits détails prennent un autre sens. Dans Breaking Bad, Walter via Saul et Francesca fait croire à Hank que sa femme a eu un accident de voiture. La réaction de la secrétaire est immédiate : « Maintenant, vous allez devoir me payer davantage ». Et si ce qu’on avait pris pour de la cupidité, était en réalité un rappel de la part de Francesca de l’accident de Kim à Saul ?
- Dans la scène d’ouverture de cet épisode, le jeune Chuck lit à son frère "Les Aventures de Mabel" (un ouvrage que Vince Gilligan lui-même aimait beaucoup étant petit). Ce même livre est feuilleté par Jimmy dans le premier épisode de la saison. Lors de cette scène, Chuck avait été assez vexé que Saul ne se souvienne pas qu’il le lui lisait. Ce livre apparaît une dernière fois sur la table de Chuck juste avant le suicide de ce dernier, histoire de boucler la boucle :
- Pour la troisième fois de la série (à chaque fois, des moments-clefs d'ailleurs), une clochette vient rappeler à Tio son funeste destin :
Merci de nous avoir suivis cette année, et à l'année prochaine !