Fugitive of the Judoon est déconcertant, plein de surprises. C'est un épisode pivot qui va probablement redéfinir des pans entiers du lore de la série. Mais est-ce que déconcertant et surprenant, c'est vraiment bien ?
C'est vrai, cette fois Chris Chibnall m'a carrément surpris, il nous a tous eus je pense. Car Fugitive of the Judoon, en un sens, c'est un peu l'épisode que personne n'attendait pour les bonnes raisons. On nous l'a vendu comme le récit classique d'une invasion alien, et le duo Patel/Chibnall a même repris les rhinocéros "baceux" de sous RTD, mais l'épisode s'engage sur un virage radical, et au final Fugitive of the Judoon n'a plus rien d'un stand-alone (du tout). C'est même (qui sait !) le potentiel Lungbarrow des années Chibnall.
Et en soi ce n'est ni vraiment bien, ni vraiment mal, c'est juste inattendu. Ce sont cinquante minutes d'un showrunning plus confiant et audacieux que jamais. Et il y a en effet plus d'idées et de fan-service ici en cinquante minutes que sur les sept ou huit heures qu'a eu le showrunner anglais sur sa saison 11. Et ça marche car du coup l'épisode construit minutieusement ses personnages et on passe d'une étape à une autre mais sans que ce soit trop étrange ou hors-propos. Puis les questions sont nombreuses, certes. Très nombreuses. Mais comme aucune réponse n'est donnée, tout tient encore très bien. Fugitive of the Judoon est en fait un trailer de mi-saison, qui fondamentalement ne raconte rien, mais il laisse imaginer ce que la série va pouvoir raconter. Il prend donc aux tripes, il fait du bien.
"Time is swirling around me"
Mais Fugitive of the Judoon est surtout intéressant du fait de sa désacralisation de la Docteur. C'est même un peu l'anti-Cartmell Master Plan. Andrew Cartmell est assez peu connu (il a été script-editor de la série classique de 1987 jusqu'à son annulation en 1989), mais il a énormément influencé la New Who, que ce soit dans son approche politique, l'écriture de la compagne (Ace <3), et surtout son regard sur le Docteur. Car sous Cartmell, le Docteur n'est plus "un seigneur du temps comme un autre", le Docteur est un demi-dieu mystérieux. Et surtout il a toujours une longueur d'avance.
Et c'est là que le contraste avec Thirteen est radical. Dans Fugitive of the Judoon, (et le reste de son ère), elle est totalement impuissante.
Alors là aussi ce n'est pas une mauvaise chose en soi, le changement est assez intéressant. Et on voit Chris Chibnall démolir à coup de bottes de judoons et de "timeless child" la demi-déesse, la guerrière, la dictatrice, la révolutionnaire, pour qu'il ne reste du personnage que sa tristesse, sa solitude et sa vulnérabilité. Mais du coup Chibnall rend l'avenir incertain, l'univers dangereux, la Doc' ne croit plus en qui elle est et en ce qu'elle représente. La Docteur a perdu la foi.
« You lead, but you’re scared too. For yourself and for others. (...) Afraid of your own newness. We see deeper, though. Further back. The Timeless Child. » The Remnants - The Ghost Monument
Et c'est là qu'au fond l'apport de la "Ruth Doctor" peut être intéressant, car certes on ne sait pas vraiment qui elle est, et la Doc' non plus, mais elle peut amener la Treizième Docteur à se positionner, à affirmer une praxis différente, à redevenir "The Doctor of hope".
J'ai beaucoup critiqué la morale accidentelle de la Treizième Docteur, comment Chris Chibnall l'a rendue "mauvaise". Mais la "Ruth Doctor" peut représenter un défi moral pour Thirteen. L'une pragmatique démolit les judoons sans ciller, elle est plus efficace bien que moins accessible. La Treizième Docteur, elle, fait le pari de la main tendue à l'autre et compatit donc avec un roi fou, témoigne et apprend des luttes des opprimés, et elle va jusqu'à séduire un univers conscient pour sauver son propre univers.
Alors oui, elle subit toujours ses aventures, et parfois elle est complice (malgré elle) de l'oppression.
Mais là où les compagnons de la Doc' trouvaient donc pendant la saison 11 une réponse à l'absurdité du monde dans leur union et leur solidarité, c'est peut-être maintenant à Thirteen d'enfin répondre à son impuissance et à l'absurdité de ce qu'elle vit.
Thirteen doit redécouvrir qui elle est.
"I broke the glass"
La Ruth Doctor est donc un défi moral pour Thirteen, et la grande énigme de cette saison 12. Car Chris Chibnall a ici fait le cadeau aux fans d'un gigantesque casse-tête. Et il propulse l'ambition de la série très loin en avant. C'est simple : dans un geste radical de déconstruction, il promet enfin le Doctor Who qu'il rêve d'écrire. Et en bien ou en mal, Chris Chibnall laissera donc son emprunte sur le show.
Mais pourtant d'un autre côté, je me sens détaché.
Ce qu'on nous tease est vachement jouissif. Mais parce que Fugitive of the Judoon est juste un teaser, et parce qu'il ne surfe que sur des promesses, (peut-être vides), je ne peux pas m'empêcher de trouver ça très cynique.
J'en viens donc à ma question : un épisode "déconcertant et surprenant", est-ce que c'est vraiment bien ? Car rien de tel qu'une bonne grosse montée d'adrénaline, c'est vrai ! C'est sans doute ce qu'il fallait pour enfin remotiver la fanbase. Mais quand l'épisode n'est que ça ? Juste… "surprenant", "prometteur".
Car en fait j'en viens à un problème. La série rentre dans une approche de plus long-terme, et tant mieux. La série multiplie les surprises, et là-aussi tant mieux. Le Chibnall il ose des trucs, et vraiment je trouve ça très bien.
Mais qu'est-ce que Chris Chibnall veut raconter ?
Car le canon de la série est quand même très b̶o̶r̶d̶é̶l̶i̶q̶u̶e̶ complexe. Il y a plein d'incohérences, de contradictions et de retcons en tout genre. Y croire c'est suspendre totalement son incrédulité.
Mais pourtant tous ici on y croit.
On y croit car la série n'a pas fait du personnage du Docteur un simple personnage mais une idée. Et même si on ne sait pas vraiment qui iel est, c'est le Docteur qui à lui-seul (ou elle-seule) unifie cinquante-sept ans d'histoire de la plus vieille série télévisée dans un univers de tout les possibles.
« There are worlds out there where the sky is burning, the sea's asleep, and the rivers dream. People made of smoke, and cities made of song. Somewhere there's danger, somewhere there’s injustice, and somewhere else the tea's getting cold. Come on, Ace — we’ve got work to do! » The Doctor - Survival (1989)
Alors en soi, un univers aussi vaste, un canon aussi bordélique, ça peut carrément rebuter, être un non-sens absolu qui rend vain tout ce qui est construit. Mais ce qui fait que tout tient c'est que le Docteur… est le Docteur.
"Hello, I'm the Doctor"
Ruth est la Docteur, il n'y a aucun doute. Et elle est géniale.
Mais aussi, j'avoue qu'elle me fait peur, car si elle peut soutenir un peu plus le développement moral de Thirteen, l'intégrer dans le canon va être compliqué, et les rares options sont à mon sens ou superficielles, ou carrément insultantes.
Car du coup en ce sens que le récit commence avec un vieil homme terrifié qui apprend à devenir un héros, à devenir Le Docteur, et que la simple fuite avec le TARDIS est décisive, un Docteur avant Hartnell est un non-sens. Et je parle pas du Docteur comme "personne" mais bien comme "idéal". Il se peut en effet que le Docteur ait eu un milliard de vie avant One. Mais aucune de ces vies n'est le Docteur. Le Docteur commence avec One. Il est celui qui a formulé la promesse.
Donc un Lungbarrow en quelque sorte diminue complètement One et la dimension morale du Docteur. C'est tout un lien thématique sur cinquante-sept ans qui est brisé.
Alors si on exclut une Doc' pré-Hartnell, une Troisième Docteure alternative peut être aussi possible. On n'a en effet jamais vu le résultat de la régénération du Deuxième Docteur (Pertwee n'apparaît que dans Spearhead from Space) et donc, il peut y avoir eu une Ruth qui popperait entre-deux, expliquant pourquoi elle dépend des Time Lords, pourquoi son TARDIS est so 70's, et pourquoi elle est sous-contrat.
Mais alors, pourquoi ce choix ? Pourquoi Thirteen (et les autres) l'oublierait-elle ?
Une saison 6B peut être une bonne idée, et peut-être même qu'il y a matière à une bonne histoire. Mais cela semble aussi, en l'état, très gadget, car rien, absolument rien, ne nécessite d'insérer une Docteure ici. Cela affaiblirait totalement la "Ruth Doctor".
Et puis il y a une dernière option.
Chris Chibnall a promis avant la saison 11 un "five year plan" et son teasing depuis quelques semaines laisse entendre qu'on n'aura pas toutes les réponses cette année, ET qu'il est possible que ce soit un arc sur le très long terme qui se dessine.
Mais revenons à la "Ruth Doctor".
Certes, elle ne connaît pas Thirteen. Mais on peut imaginer qu'un peu à l'image du War Doctor, Thirteen soit celle qui ait déconné... au point que ses successeur(e)s ont décidé de l'oublier et qu'iels ont refoulé tout ce qui la concerne.
Alors bien sûr, ce serait une construction très étrange, et la "Ruth Doctor" serait la première introduite de cette façon. Il y aurait aussi beaucoup BEAUCOUP de questions (Gallifrey, qu'est-ce qui s'est passé entre Thirteen et Ruth, qu'est-ce qui pourrait détruire Thirteen). Et le risque de se louper serait total.
Mais une telle perspective ouvrirait un champ des possibles gigantesque, et toute l'ère Chibnall serait donc comme un puzzle qu'on reconstituerait un peu dans le désordre mais qui ne prendrait son sens qu'à la toute fin.
J'ai bon, Chris ?
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Fugitive of the Judoon est audacieux, radical, révolutionnaire. C'est l'acte définitif de déconstruction de la série par Chris Chibnall... Pour le meilleur, ou pour le pire.
J'ai aimé :
- Tout plein de Judoons.
- De l'audace.
- Du risque.
Je n'ai pas aimé :
- Le vide.
- Que la série ne brille plus que dans le teasing.
- Que ce soit potentiellement le dernier épisode de Vinay Patel avant très longtemps.
Ma note : 12/20
Le Coin du Fan :
- Cette semaine, les Judoons sont enfin de retour ! Ils étaient déjà apparus pour la première fois dans Smith and Jones, mais depuis leurs apparitions dans la série ne s'étaient limitées qu'à des caméos (Stolen Earth, The Pandorica Opens, A Good Man Goes to War) ou à un épisode dans le spin-off The Sarah Jane Adventures.
- Tout l'épisode est donc bourré de références. Vinay Patel (co-scénariste sur l'épisode) affirmait même il y a quelques jours qu'il avait lu tout ce qu'il pouvait lire sur les Judoons et on retrouve donc dans l'épisode leurs vaisseaux spatiaux emblématiques, leur pistolet désintégrateur, leurs documents "de compensation", ou même leurs appareils pour retrouver les suspects.
- La "Ruth Doctor" est néanmoins la grande révélation de Fugitive of the Judoon. Son TARDIS évoque les années 70, mais on retrouve également le circuit caméléon apparu pour la première fois dans Human Nature, et son concept d'effacement de la mémoire, qui permet au Time Lord (ou à la Time Lady) de se cacher sous une fausse identité.
- Cette semaine, les théories vont bon train sur l'identité de Ruth Doctor... Et vous, c'est quoi votre théorie ?
- Enfin, le co-scénariste de l'épisode Vinay Patel a publié sur son compte Twitter ce magnifique cliché :
À la semaine prochaine !