Ce papier reprend et développe des points déjà abordés dans d'autres de mes papiers sur le show. Celui-là et celui-ci. Si vous trouvez parfois des redondances, c'est donc tout à fait normal. :)
Six ans, c'est long. En six ans, j'en ai fait des choses et je suis sûr que vous aussi. Il suffit de regarder l'évolution de carrière des personnes qui ont travaillé sur Community pour constater qu'effectivement, du temps a passé :
- Dan Harmon a lutté contre ses démons, s'est marié et a commencé une nouvelle série (l'excellente Rick and Morty).
- Joe et Anthony Russo sont passés de réalisateurs de séries (Arrested Development, Happy Endings, Community...) à réalisateurs de la suite de deux des plus gros succès ciné de tous les temps (The Avengers 3).
- Danny Pudi, Gillians Jacobs et Ken Jeong vont avoir leurs propres shows.
- Donald Glover est désormais un rappeur qui vend des millions d'exemplaires.
- Alison Brie commence une carrière au cinéma et fait la voix off d'un plutôt bon dessin animée sur Netflix (BoJack Horsman).
- John Oliver est le présentateur d'une des meilleures émissions américaines (Last Week Tonight With John Oliver).
- Jonathan Banks est devenu un acteur reconnu grâce à son rôle marquant dans Breaking Bad, puis Better Call Saul.
- Yvette Nicolette Brown a lutté contre le diabète et est désormais une des têtes d'affiche de The Odd Couple.
- Jim Rash a même gagné un oscar !
Lorsque Community commence, Dan Harmon n'est pas quelqu'un de très connu. Tout juste, il a travaillé avec Sarah Silverman (qui l'a viré), écrit un film qui n'a pas trop marché et fait 2-3 panouilles sur Internet. La légende veut que son inspiration pour Community lui soit venu en s'inscrivant lui-même à un Community collège (les facs américaines de seconde zones) pour suivre sa petite amie de l'époque.
Plus que toute autre série humoristique, Community transpire de ce qu'est son showrunner. Comme le dit très bien John Oliver dans le documentaire « Harmontown » : « He is no stranger to self destruction ». Je pense que travailler avec quelqu'un comme Dan Harmon doit être très pénible : il est colérique, bipolaire, agoraphobe, inapte à toute relation sociale, etc. Toute la série reflète ça... Dans ses trois premières saisons. On y voit le combat entre un créateur, un producteur (Sony) et un diffuseur (NBC) qui poursuivent tous les trois des objectifs différents, à travers six saisons toutes très différentes.
Saison 1 – Community 101
La saison 1, c’est celle de NBC, avec Harmon s’effaçant (presque) totalement pour construire un show public et plus généralement essayé de coller à l'image qu'on attend de lui : « J’ai éteint 90% de mon cerveau sur la première saison et j’ai été en mesure de me déguiser en un gars qui voulait simplement faire un show télé » 1
Le problème, c'est que la série ne cartonne pas vraiment et a bien du mal à dépasser les 5 millions de téléspectateurs. La série portée par un groupe croissant de fans est quand même renouvelée.
Sauf que Harmon lui, ne croit pas aux audiences. Il faut savoir que les audiences aux États-Unis sont basés sur le « Système Nielsen », crée en 1940 par Arthur Nielsen. Il mesure l'audience grâce à deux méthodes :
- Une sélection d'un petit nombre de téléspectateurs censé représenter l'ensemble.
- Un boîtier intégré dans la télévision des foyers sélectionnés qui transmet les habitudes de visionnage.
On le voit tout de suite, la méthode employée est quelque peu dépassée puisqu'elle ne prend en compte ni les ordinateurs, ni les smartphones, ni les tablettes et ni la multiplicité des postes pouvant se trouver dans une même maison (on prend la mesure d'une seule télévision). Or, Harmon qui connaît son audience sait bien que la vaste majorité des fans de Community ne le regarde pas en live sur leur télévision. D'ailleurs lorsque la série passera sur Yahoo cinq ans plus tard, le showrunner barbu aura une vision plus précise de l'audience de sa propre série : « Everybody in the world watches Community, now we know, now that we’re not being measured by Nielsen… Surprise, surprise, you know, Yahoo knows how to count the clicks. » 2
Saison 2 – Let's mess up
De là part, à mon avis, un ras-le-bol du showrunner qui, quitte à avoir des audiences faibles, va chercher avant tout à se faire plaisir. De là part une saison 2 très bordélique qui va chercher à tout prix à innover : l'épisode Donjon et Dragon (que NBC a refusé pendant très longtemps de diffuser), l'épisode en pâte à modeler, l'épisode en hommage à un film de Louis Malle, la parodie de film de zombies, etc.
L'ambivalence de cette saison est parfaitement représentée par le personnage de Chang. Après la disparition des cours d'espagnols en saison 2, Chang aurait dû sortir de la série. Harmon et son équipe l'ont maintenu de force dans la série pour lui coller sur le dos tout ce que NBC refusait. « El Tigre Chino » est ainsi devenu le catalyseur des délires de l'équipe. Il suffit de revoir l'arc accolé à Chang en saison 2 (il vit, de façon souterraine, dans les canalisations de Greendale pour ressurgir de temps en temps) pour comprendre sa place hautement symbolique dans la série.
Saison 3 – The Darkest Timelime
La saison 3 part sur une promesse qui ne sera pas tenue. Dans un numéro musical à la Glee, les personnages du show nous promettent d'aller vers plus de normalité et de joie : « We are finally be fine ! ». Cette promesse ne sera pas tenue très longtemps. Dès l'épisode 4, on a un exposé très précis de l'imaginaire délirant de la série et de son caractère irrémédiablement déprimant. Puis, à partir de la mi-saison et du double épisode de la bataille de coussin, Community part complètement en vrille en nous offrant des épisodes de plus en plus conceptuels et surtout de plus en plus sombres.
Car c'est bien là que réside la principale caractéristique de cette saison : derrière la façade et les chapeaux imaginaires de réconciliation posés sur la tête des personnages, la série est profondément pessimiste sur la nature humaine. À l'époque Harmon est au plus mal. Il boit beaucoup, s'endort aux réunions des scénaristes (à tel point que ceux-ci créent un tumblr) et ne s'entend plus avec Chevy Chase (qui joue Pierce). Celui-ci refuse purement et simplement de jouer dans la série. Il devait, par exemple, y avoir une scène très touchante de pardon entre Pierce, son frère et son père, à la toute fin de Digital Estate Planning. Chevy Chase trouvait que son personnage et la série en général ne le faisaient plus rire. Résultat : à la fin de la saison 3, Dan Harmon est viré de son propre show.
Saison 4 – Community without a soul
Survient alors la saison 4. C'est un fait unique dans l'histoire de la télévision de voir un showrunner se faire virer, puis revenir dans sa série. Avec du recul, la saison 4 apparaît être anomalie, mais à l'époque, on pensait tous que c'était définitif. Bien qu'elle soit beaucoup décriée un peu partout, cette quatrième saison comporte quelques points positifs. Il y a d'abord la volonté de coller le plus possible à l'univers harmonien en ne bougeant pas d'un iota ce qui avait été fait avant. On comprend ici la volonté de NBC de rassurer les fans en proposant du Harmon's style, sans en subir le point négatif : Dan Harmon lui-même.
Jamais les deux nouveaux showrunners n'ont eux la possibilité pour expérimenter autre chose, forcés qu'ils étaient de rester dans un carcan pré-défini. Car des bonnes idées, il y en a pourtant eu dans cette saison : la petite amie d'Abed, créer une origine commune à l'ensemble des personnages et l'épisode écrit par Jim Rash. Ce sont trois exemples d'innovations qu'a tenté et réussi la saison 4. Malheureusement, l'ensemble laisse beaucoup trop un goût de déception et on ne retient plus que les mauvais choix faits (l'épisode avec le « père » de Jeff). Ou comme le dit Dan Harmon, dans un langage plus fleuri : « It’s like flipping through Instagrams and watching your girlfriend just blow a million ». 3
* Petit apparté ici : J'ai toujours regretté et je le regrette encore aujourd'hui que David Guarascio et Moses Port, les deux showrunners de cette saison 4, n'aient jamais donné leur ressenti sur cette saison. Je pense que leur point de vue en tant que personne aurait pu être intéressant.
Saison 5 – Le Retour du Roi
Avec le retour d'Harmon, la saison 5 poursuit la lancée de la seconde partie de saison 3 dans une ambiance encore plus sombre (voir le tag de fin de l'épisode 2). Puis, tout change avec le départ de Troy. À ce moment, la série ne semble plus vouloir où aller. C'est d'ailleurs précisément explicité dans l'épisode 12 « Basic Story » avec Abed courant dans les couloirs de Greendale en s'inventant des histoires. Avec cette saison baroque, Harmon a bel et bien sauvé Greendale, mais après l'avoir fait, il ne savait plus quoi raconter. Son manque d'inspiration et son manque de sûreté concernant l'avenir même de la série se fait vraiment ressentir dans cette seconde partie de saison.
Alors, qu'est-ce qu'Harmon a fait ? Il a réalisé une synthèse de son show en nous proposant tour à tour un aspect différent de celui-ci : de la sitcom classique, du méta-déprimé, de la parodie et du pastiche. Comme un best-of de ce qu'est Community. Abed, dans un dernier geste, brise le quatrième mur et interpelle le spectateur sur ce qu'il vient de voir.
Saison 6 – A New Community
Après avoir été annulée par NBC, la série est reprise par Yahoo. Harmon qui avait commencé sa carrière en se faisant une réputation sur Internet, y retourne. Community a toujours beaucoup fonctionné par reboot et elle nous en offre un dernier exemple. Cette année, on voit l'apparition d'un nouveau personnage : Francesca « Frankie » Dart. Ce personnage de control-freak symbolise Harmon lui-même qui tente de remettre la série sur pied alors qu'elle est attaquée : d'une part, par son propre désir de faire plaisir aux fans en faisant des parodies et d'autre part, par la peur de dénaturer le show (« Good show can change... Sometimes » dit, dans le premier épisode, Francesca à Abed).
Et, c'est précisément ce qu'il se passe dans la suite des épisodes : Community devient autre chose, elle devient normale. Désormais, la série est beaucoup plus axée sur le réel : l'homosexualité du Dean, les parents de Britta, Chang qui devient acteur, etc. Il y a moins de méta et surtout beaucoup moins d'Abed qui dénote de plus en plus dans cet univers normalisé. Jeff le dit d'ailleurs dans l'excellent épisode 10 : « It's not a good show or a bad show, stop talking about show ! ». Il ne s'agit plus d'être les héros d'une série, mais juste des personnes normales qui travaillent pour être moins nulles. On peut ainsi lire chacun des personnages de Community comme une représentation de Dan Harmon lui-même :
- Il y a le Dan Harmon inapte socialement : Abed.
- Il y a le Dan Harmon politique : Britta.
- Il y a le Dan Harmon barré : Chang.
- Dan Harmon tel qu'il se rêve : Jeff.
- Et tel qu'il a peur de devenir : Pierce. Etc.
Greendale regroupait toutes les personnalités d'Harmon que Frankie, dernière venue, a réussi à remettre en ordre et à faire avancer dans une direction. Désormais, Harmon est en paix avec lui-même (il s'est marié fin 2014 avec Erin McGathy... qui joue la mariée dans l'avant-dernier épisode) et la série peut alors se conclure.
Community – The End
Il l'a plusieurs fois dit et écrit, Harmon est fan de Joseph Campbell. Ce professeur américain a, dans un livre (« Le Héros aux milles visages »), expliqué que l'ensemble des récits sur terre pouvait être découpé en 5 étapes :
1. Un appel à l'aventure, que le héros doit accepter ou décliner.
2. Un cheminement d'épreuves, où le héros réussit ou échoue.
3. La réalisation du but ou du gain, qui lui apporte souvent une meilleure connaissance de lui-même.
4. Un retour vers le monde ordinaire, où le héros réussit ou échoue.
5. L'utilisation du gain, qui peut permettre d'améliorer le monde. 4
Beaucoup de scénaristes, de Georges Lucas pour Star Wars à George Miller pour Mad Max ont utilisé cette structure narrative. Harmon ré-invente à sa sauce ce matériel de base et découpe son récit en 8 phases :
- A character is in a zone of comfort,
But they want something.
They enter an unfamiliar situation,
Adapt to it,
Get what they wanted,
Pay a heavy price for it,
Then return to their familiar situation,
Having changed. 5
Et ça peut aussi bien s'appliquer aux Guardians of the Galaxy qu'à Community. Harmon en fait la synthèse dans la phrase suivante : « Toi – Besoin – Aller – Chercher – Trouver – Prendre – Revenir – Changer ». On peut alors très bien appliquer cette lecture à chacun des personnages du show. Par exemple, Jeff Winger, dans sa zone de confort d'avocat, a été démis de ces fonctions. Il est alors venu chercher un diplôme en bois, mais a trouvé un autre bien plus précieux : l'amitié, ce qui l'a profondément changé.
Ce n'est que lorsque que tous les personnages de la série ont eu été changés (et Abed est le dernier a subir ce processus : « I'm fine » dit-il à Britta dans ce chef d'oeuvre de season finale) que la série peut se terminer. La boucle est alors bouclée : tous les personnages ressortent de leur propre zone de confort (Greendale) et repartent vers leur nouvelle quête (Annie au FBI, Abed à Hollywood, Elroy pour Linkedin, etc) pour se re-créer une nouvelle Communauté.
Dans un pays ultra communautariste où chacun se définit d'abord par l'appartenance à un groupe plus vaste que sa propre personne (l'église, le quartier, la rue, la famille, etc), Community dénote un peu en montrant que ces communautés sont de pures créations sociétales et peuvent se créer à peu près n'importe où et avec n'importe qui (y compris avec un américano-coréen qui a dévoré sa sœur jumelle dans le ventre maternel). Car l'important n'est pas la communauté, mais les relations humaines comprises à l'intérieur d'elles. Ce n'est que lorsque ces relations humaines ont été approfondies jusqu'au bout de leur contradiction, qu'on peut grandir et évoluer. Là, réside le vrai cœur de Community.
Dans une série où le départ des acteurs un par un a rendu la prophétie du générique auto-réalisatrice : « One by one they just fade away », ce discours final d'acceptation du changement résonne mieux que nul autre pareil. Avec une industrie qui se réfugie, de plus en plus, vers le passé (suite de Twin Peaks, de The X Files ou de Prison Break, reboot-spin-of-pouët-pouët de 24, de Heroes, etc), c'est une véritable chiquenaude qui est donnée par la série à son spectateur (à l’instar d'un récent film). À toi d'imaginer ta version de la suite de Community. À toi d'inventer la nouvelle série de demain en prenant bien garde justement, de toujours proposer quelque chose de « nouveau ». La seule limite est celle de l'imagination.
« It was a good show » dit Britta à la fin. Oui et sans doute beaucoup plus encore. Merci Dan Harmon. Merci Community. At Least It Was Here.
Sources :
- Le papier de Rafik Djoumi sur la saison 1.
- L'article de Screenrant avec la citation complète.
- Le podcast Harmontown.
- Wikipédia sur le monomythe.
- La leçon de Dan Harmon en 5 parties sur Joseph Campbell.
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