Critique : Better Call Saul 5.6

Le 31 mars 2020 à 07:05  |  ~ 10 minutes de lecture
Où rien ne sera plus jamais comme avant ?
Par Hopper

Critique : Better Call Saul 5.6

~ 10 minutes de lecture
Où rien ne sera plus jamais comme avant ?
Par Hopper

 

Clôturer l’épisode sur une réplique aussi ravageuse relève du crime de lèse-majesté. Car nous, rois spectateurs, sommes encore, toujours, le dindon de la farce. Rien ne nous aura été épargné : l’attente insoutenable chaque saison, la narration très (trop ?) appliquée, le sens obsessif du détail (que dis-je du micro-détail)… Mais, pire que tout, le sentiment insidieux de nager dans le flou le plus total. Où… où nous dirigeons-nous ?

 

Avancer pour mieux reculer ?

 

Jimmy et Kim discutant devant l'onglerie

 

S’il fallait résumer cet épisode en une phrase : un pas en avant, deux pas en arrière. Comme à son habitude, Better Call Saul emprunte le chemin le plus sinueux, le plus tortueux pour raconter son histoire. Un pas en avant, d’abord, les pions avançant sur l’échiquier. Le plan de Jimmy contre Kevin Wachtel, le PDG de la banque Mesa Verde, prend forme. Mais, à la dernière minute, Kim se désengage de cette initiative si longuement préparée, préférant un arrangement à l’amiable. Mais, à la réunion, rien ne se passe comme prévu : Jimmy recourt au chantage et exige un montant exorbitant pour son client. Le PDG, devant tant de fourberies, capitule ; Kim fulmine. Même constat pour l’intrigue du cartel : Mike sort (enfin) de sa phase dépressive et, sous les ordres de Gus, fomente l’arrestation de Lalo.

Ce coup d’accélérateur est salutaire, car, même avec cinq saisons au compteur, même sous l’épée de Damoclès, la série s’autorise encore tous les luxes. Omission de Nacho et Lalo, le grand antagoniste, depuis trois épisodes ; éternité passée à documenter le deuil de Mike ou encore la vengeance (mesquine ?) de Jimmy contre Howard ; quid de Hank et Gomez ? Si la méticulosité et le souci du détail sont des intentions louables, faut-il oublier le sens des priorités ? Que les tensions et conflits si savamment entretenus se concrétisent enfin, qu’ils nous explosent en pleine figure !

Pourtant, une fois l’épisode fini, le constat est sans appel : ils nous ont bien eus ces scénaristes, encore. Le piège si usité du "avancer pour… mieux reculer" se referme sur nous, pauvres spectateurs. Tout laissait présager une rupture inévitable entre Jimmy et Kim, mais que nenni ! Il est encore trop tôt pour dire si cette approche "anticlimactique", cette "narration du vide" perdurera, égalant la radicalité d’un Once Upon a Time in Hollywood ou de The Big Lebowski.

 

Comme un air de déjà-vu...

 

Mike se faisant passer pour un inspecteur au commissariat

 

Si Better Call Saul a tendance à nous laisser languir dans l’attente ou l’expectative, la série peint toujours avec brio les dilemmes moraux, les aspirations, les failles, la complexité de ses personnages. Cet épisode intitulé Wexler v. Goodman, très riche thématiquement, n’est pas en reste. Pris littéralement, il annonce la confrontation judiciaire entre les deux tourtereaux. « You turned you and me versus the bank into you versus me », assènera Kim à Jimmy à la fin de l’épisode. Cette nuance est intéressante à relever. Jimmy se défend d’avoir voulu protéger Kim, sous-entendant que, pour que son plan fonctionne, pour éviter tout soupçon de conflits d’intérêts, il ne fallait pas la mettre au parfum. Mais, n’aurait-il pas été plus simple de s’arranger à l’amiable ?

C’est là que la série excelle, en nous laissant le choix de la réponse. Si les uns tableront sur la bonne foi de Jimmy (l’envie de bien faire couplée à de la maladresse), d’autres y liront une forme de mépris envers l’élite, ce monde des affaires (dont il a toujours été exclu contrairement à son frère Chuck) ou bien un besoin irrépressible de se donner en spectacle. Voire un mélange des trois… Toujours est-il que les dégâts sont là, irréparables. Kim se sent trahie par l’homme qu’elle aime. À nouveau, toujours et encore.

La dimension tragique, intimement shakespearienne nous saute alors aux yeux. Car, souvenez-vous, dans le vertigineux Lantern (dernier épisode de la saison 3), Chuck avait tout prophétisé avec la même précision que les trois sorcières dans Macbeth : « Jimmy, this is what you do. You hurt people, over and over and over. And then there’s this show of remorse. […] In the end, you’re going to hurt everyone around you. You can’t help it. So stop apologizing and accept it. Embrace it. »

Révélation subite : et si ce chemin sinueux qu’empruntait Better Call Saul était en fait circulaire, labyrinthique, nous laissant tourner en rond ? Car jusqu’à maintenant, les auteurs n’ont que rarement recouru à leur science du buildup-payoff (accumulation puis concrétisation des enjeux) si chère à Breaking Bad. À la manière de Mad Men, le spin-off préfère s’affranchir des conventions narratives, en peignant des tranches de vie parfois dans leur banalité la plus plate, préférant la réflexivité au sensationnalisme. La série s’autoréférence en permanence : chaque action se répète en écho jusqu’à cassure, hantant les protagonistes. Un exemple : Jimmy, à la fin de cet épisode, joue la chanson Smoke on the Water à la guitare, chanson qu’il avait fredonnée après avoir refusé l’offre d’emploi alléchante du cabinet d’avocats Davis & Main (fin de la saison 1).

 

« Or maybe… Maybe we get married? »

 

Kim venant de demander Jimmy en mariage

 

Dans la même veine, ce n’est pas la première fois que Kim, contre toute attente, se range du côté de Jimmy. Mais, de là à proposer… le mariage ? Beaucoup y lisent un calcul rationnel de Kim qui souhaiterait bénéficier du spousal privilege (la possibilité légale pour un conjoint de refuser de témoigner contre son époux dans un procès pénal). Comme pour mieux étouffer le conflit d’intérêts contre Mesa Verde ou, mieux, pour contribuer à la vie souterraine de Saul ? Et si Kim était finalement toujours là en arrière-fond dans Breaking Bad à tirer les ficelles d’une manière ou d’une autre ? Perspective alléchante et vertigineuse qui bouleverserait la chronologie de la série mère.

L’interprète de Jimmy, Bob Odenkirk, ne réfute pas une telle théorie dans une interview, mais rappelle aussi la proximité sentimentale des deux protagonistes. Ce n’est pas par hasard, si, pour la première fois, les auteurs choisissent d’ouvrir l’épisode sur un flashback de Kim adolescente. Procédé (déjà utilisé dans Lantern) qui met en lumière le déchirement interne de Kim : sa droiture morale et cette quasi-dépendance affective à Jimmy. Elle qui a vécu son enfance murée dans le silence dans un environnement ô combien toxique.

Un dernier mot pour applaudir la réalisation qui atteint des sommets d’ingéniosité, en particulier la confrontation électrique entre Wexler et Goodman dans les locaux de Mesa Verde. La photographie est toujours aussi époustouflante, tout comme l’ambiance sonore parfois tapissée par les délicieusement sinistres percussions de Dave Porter (dans la partie cartel). Enfin, est-il nécessaire de rappeler combien les acteurs sont excellents ? Mention spéciale pour Rhea Seehorn, l’interprète de Kim : juste wouah…

 

Si ce sixième épisode semblait présager une rupture brutale entre Jimmy et Kim, il aura fait éclater en éclats toutes nos attentes. La dernière réplique « Or maybe… Maybe we get married? » sonne comme un coup de tonnerre et risque de tout changer. Ce fut le nirvana dramatiquement, thématiquement : tant d’éléments à analyser et assimiler. Néanmoins, il est étonnant qu’à ce stade, si près de la fin, la série semble toujours nager entre deux eaux : lorgnant du côté de Breaking Bad et entretenant son identité rebelle intimiste. Si bien que nous n’avons aucune idée de ce qui peut se passer dans les prochains épisodes ou la prochaine saison (la dernière). Et… est-ce plus mal ?

 

J’ai aimé :

  • Meilleure série à l’antenne sans hésitation.
  • Épisode savamment construit, très riche thématiquement et dramatiquement.
  • La confrontation électrique entre Wexler et Goodman.
  • Réalisation léchée avec une attention obsessive du détail.
  • Performance époustouflante de Rhea Seehorn.
  • Le retournement de situation final.

Je n’ai pas aimé :

  • L’intérêt de la scène avec Howard.
  • Le flou le plus total quant à la direction prise.

 

Ma note : 17/20

 

Le Coin du Fan :

 

  • La similitude entre les deux répliques dresse un parallèle entre le présent et le passé, comme pour insister sur la toxicité de la relation qu’entretient Kim avec Jimmy :

 

La mère de Kim lui proposant d'aller acheter de la nourriture pour se faire pardonner

Jimmy proposant à Kim d'aller au restaurant pour se faire pardonner

 

  • Un exemple intéressant de narration visuelle : alors qu’en arrière-fond Jimmy prépare son plan, Kim est seule "à l’écart", éclairée par la lumière (de la moralité ?) :

 

 

  • Un des détectives parle d’opossum au téléphone. Un clin d’œil à l’histoire que raconte Jesse dans l’épisode Fly (épisode 10 de la saison 3) de Breaking Bad : sa tante se serait débarrassée d’un opossum trouvé chez elle, mais reste persuadée qu’il rôde toujours ; au même moment, on se rend compte que son cancer s’est propagé jusqu’au cerveau :

 

Clin d'oeil de Breaking Bad sur l'opossum coincé sous la terrasse

 

  • La manière de placer Kim et Jimmy dans le plan n’est pas anodine et rappelle le procédé du split screen utilisé dans "Something Stupid" (épisode 7, saison 4) pour souligner l’éloignement affectif des deux amants :

 

Procédé du split screen dans l'épisode 7 de la saison 4

Procédé du split screen dans cet épisode (5.06)

L'auteur

Commentaires

Pas de commentaires pour l'instant...

Derniers articles sur la saison

Critique : Better Call Saul 5.9

Où la terreur se mêle à l’excitation…

Critique : Better Call Saul 5.8

Où vraiment rien ne sera plus jamais comme avant.