D’aucuns crient à l’imposture, reprochant à cette troisième saison de ne pas remplir ses promesses. C’était censé être la saison de la concrétisation, clament-ils à qui veut bien les attendre. À quoi bon toute cette attente, si ce n’était pour voir Jimmy McGill se transformer en Saul Goodman, l’avocat véreux de Breaking Bad ? Sauf qu’ils oubliaient que n’est pas Breaking Bad qui veut et que, de toute manière, Better Call Saul n’a jamais ambitionné de singer son aînée. Mais, alors, pourquoi tant de voix s’élèvent-elles pour décrier la tournure que prend cette saison, jugée anti-climaxique et ronronnante, si ce n’est soporifique ? Avec un tel point de vue, difficile d’apprécier ce neuvième épisode, intitulé sobrement « Fall » qui pourtant atteint des sommets, déjà explorés trois ans auparavant par Breaking Bad. Mais, à une différence près : le chemin emprunté ici diffère. Votre cher serviteur tentera de relever les raisons qui font de cet épisode un pur moment de génie télévisuel. Oui, vous avez bien lu !
Commençons par reconstituer les pièces du puzzle. Dans cet épisode, plusieurs arcs narratifs se poursuivent. On peut d’ailleurs les séparer en deux catégories : d’un côté, la partie Wexler-McGill/HHM et, de l’autre, le cartel mexicain. Et un constat s’impose : il s’en passe des choses. Si on devait trouver une thématique commune à ces différents arcs narratifs, ça serait peut-être le point de non-retour. En effet, on a l’impression que les personnages sortent de leur zone de confort, s’extirpent de leur zone de retranchement. Mais pour aller où ? Pour se laisser rattraper par leurs démons, pour s’enfoncer dans les abymes ce qui explique sans doute le choix du titre « Fall » (en français, « Chute »). Ce qu’il est intéressant de noter, c’est l’ambivalence de la situation : ils se relèvent, mais comme si c’était pour mieux chuter.
Certains crieront à la torture psychologique que nous infligent les scénaristes, tant ceux-ci semblent filtrer avec la facilité sans jamais y céder. Par exemple, Chuck semble mieux se porter, après avoir travaillé sur lui-même ; cependant, on ne peut s’empêcher de penser qu’il force un peu trop son rétablissement au détriment de sa santé physique et mentale (d’où son irritabilité). Mike semble aussi se faire violence, en se rendant dans le bureau de Lydia et en acceptant la couverture proposée Gus. En effet le prouvent ses questions et sa méfiance apparente, sachant qu’il a toujours été un homme de l’ombre. Même si ce plan semble prometteur, les aficionados de Breaking Bad savent ce qu’il en retourne réellement : le dénouement tragique réservé à ce personnage qui souhaite seulement subvenir aux besoins de sa famille et se retrouve pris dans l’engrenage du cartel. Il en est de même pour Nacho qui franchit la ligne rouge qu’il redoutait : lui qui par-dessus tout ne voulait pas impliquer son père dans les affaires d’Hector Salamanca, le prévient et se retrouve chassé de la maison familiale.
Il y a donc indéniablement une touche tragique, presque shakespearienne qui plane au-dessus de Better Call Saul et dans cet épisode en particulier. Malgré leur bonne volonté, les protagonistes, emportés par leurs passions, subissent un conflit intérieur et se soumettent à la fatalité. On pensera à Jimmy qui, par amour de Kim et peut-être aussi par orgueil, cherche par tous les moyens à payer sa part du loyer jusqu’à commettre l’impardonnable (la violence psychologique sur une personne âgée, qui plus est !). Ce qui est assez ironique c’est qu’à l’origine, Better Call Saul était censé être 30 % dramatique avec 70 % d’humour, d’après ses créateurs. Or, c’est l’inverse qui s’opère, sauf que les choses se passent différemment en comparaison avec la série mère. Dans le pur héritage Break Badesque, on aurait pu s’attendre à ce que la transformation de Jimmy McGill en Saul Goodman se fasse dans le sang et la sueur. Dans une précédente critique (publiée il y a deux ans), j’écrivais que Better Call Saul pouvait jouer sur trois registres dramatiques : le mystère, le thriller et le suspens. Contrairement à son aînée qui misait sur le suspens et le thriller, ce spin-off fait le choix du mystère (choix au demeurant logique) : ce n’est pas le sort des personnages qui préoccupe en priorité les scénaristes (à peu près déjà connu), mais le comment et le pourquoi. Ainsi, le spectateur ne se demande pas si Jimmy ou Mike survivront dans le prochain épisode, mais comment ? De même, on veut savoir comment la relation entre Jimmy et Kim évoluera, comment Hector Salamanca tombera malade, etc.
Cette approche n’est pas foncièrement mauvaise. On pourra peut-être reprocher à la série sa lenteur, mais elle se fait au service d’une méticulosité à toute épreuve, d’un soin du détail rarement vu à la télé. Comme en témoigne la scène de l’accident de Kim qui aura été suggéré au fur et à mesure de la saison, à travers un tas d’indices. Un coup de maître ! Dans l’épisode 7 « Expenses », Kim fait une microsieste. Alors que les séries traditionnelles (comme Game of Thrones !) ont tendance à miser sur les événements tragiques et les cliffhangers comme un coup de poing émotionnel, il n’en est pas question ici dans Better Call Saul, les scénaristes affirmant même avoir décidé de montrer ce qui se passe après l’accident pour « ne pas prendre en otage » le public. Tout est maîtrisé, tout est dans la retenue.
En ce sens, la mise en scène est d’une rare efficacité ; je me suis même étonné à sursauter de mon siège à la fin, tant je ne m’attendais pas à une transition aussi brutale. Cet épisode ouvre d’ailleurs la voie à plusieurs interprétations. Quand Kim dit à elle-même que « We believe this offer is more than fair », elle se tait aussitôt comme si elle s’était rendu compte que les victimes de l’affaire Sandpiper avaient accepté une offre moins équitable et qu’elle était indirectement impliquée. Qu’en est-il de la scène où la voiture de Kim s’enfonce dans le sable, n’est-ce pas une belle métaphore ? On en vient même à se demander si Kim n’est pas la première victime inattendue et collatérale de Saul Goodman.
Pour conclure, d’une richesse, d’une finesse incroyable, Better Call Saul est vraiment une série qui s’apprécie sur le long terme, se savoure. Le plus surprenant, c’est qu’elle est plus ambitieuse que Breaking Bad dans sa description de la nature humaine et dans sa justesse, tout en baissant les enjeux. Au lieu de raconter une histoire faites de rebondissements et de meurtres (ce que Vince Gilligan aurait pu faire sans problème), elle s’intéresse aux dilemmes moraux de ses personnages et jamais Breaking Bad n’aura réussi à autant développer ses personnages (même secondaires). Cet épisode aura encore prouvé que le spin-off a trouvé sa propre identité et, si on fait l’effort de s’investir un tant soit peu dans Better Call Saul, tôt ou tard, on sera récompensé.
Un épisode merveilleux. Pour Chuck, poursuivre en justice Jimmy est un moyen pour lui de le combattre sur son propre terrain de prédilection, le tribunal. Cependant, mal lui en a pris car Jimmy réussit à terrasser son frère aîné, le ridiculisant devant ses pairs, qui plus en est en rusant comme d'habitude. Formellement, cet épisode est aussi une réussite : filmé comme un huit-clos, le montage et la réalisation renforcent la tension dramatique. Mais, une question se pose : la victoire de Jimmy ne serait-elle pas une victoire à la Pyrrhus, c'est-à-dire une victoire obtenue au prix de terribles pertes pour le vainqueur ? À voir.
Lancinant est le chant tragique, entonné par les personnages de Better Call Saul. Si, depuis le début de cette troisième saison, le calme présageait la tempête, jamais la tempête n’aura été si proche. Avec une Kim blessée dans un accident, un Jimmy McGill torturant psychologiquement des seniors, un Chuck sommé de démissionner ou encore un Nacho empêtré dans de sales affaires, il ne restait plus de place au doute. Ce dernier épisode allait marquer un tournant de la série. Mais, à quelle sauce les scénaristes allaient-ils nous manger ? Allaient-ils nous quitter sur un feu d’artifice bien mérité, disons, un gunfight grand-guignolesque ? Pourtant, tempête il y aura, mais elle sera de moindre ampleur : la mort de Chuck, confirmant l’orientation prise depuis quelque temps par la série. Mesdames, messieurs, ravalez vos larmes, car vous en aurez bien besoin ! Better Call Saul s’aventure sur le terrain glissant du drame intimiste et rien n’est plus difficile qu’un tel exercice. Car lorsqu’on s’immisce dans la vie de personnages assez ordinaires, lorsque leur sort est presque connu d’avance, lorsque les enjeux ne sont pas si élevés, il n’y a plus d’artifice ni de triche possible. Il ne reste plus que… le drame dans son état pur.
[Pour lire la suite, c'est dans ma critique ! Elle sera publiée d'ici peu (sûrement demain).]