It Takes You Away est surprenant à plus d’un titre. La bande-annonce promettait une intrigue horrifique assez générique, mais contre toute attente ce neuvième épisode sort totalement des sentiers battus. Plus qu’un épisode effrayant, It Takes You Away est en effet un conte macabre superbement bien écrit qui ne peut laisser indifférent tant il est osé et original. Et alors qu’au sein-même de Série-All, Ed Hime et son premier script pour la série créent la controverse, un retour sur ce neuvième épisode s’impose.
« That's not normal, even for Norway... »
« … but it’s normal for Doctor Who! » Dans une saison 11 plus contemplative et à la Docteur humble et presque impuissante, les débuts de It Takes You Away sonnent en effet comme un nouveau petit retour de la saison au (très jouissif) "(wo)man that stops the monster !" Ed Hime transpose en effet dans les décors norvégiens le classique whovien de l’enfant effrayé, et si ça peut sonner comme du déjà-vu (les saisons 5 et 6 sans nœud pap’), le tout est prenant, intéressant et intrigant, et les interactions entre Hanne et la Team TARDIS sont plutôt bonnes. Cette première partie consiste en effet en une succession de questions et de mystères. Pourquoi une cheminée sans fumée ? Pourquoi cette enfant seule, barricadée et terrifiée, est cernée par un monstre ? Ces questions sont certes assez basiques, mais pourtant suffisantes pour développer tout le mystère, et ce début d’épisode bien que simple est donc plutôt efficace.
« It’s a jittering dimensional portal in a mirror in a Norwegian bedroom. »
Mais le retour aux classiques ne dure qu’un temps. Ed Hime donne en effet à son script une direction très différente de ce à quoi on pourrait s’attendre, et plutôt que de se rabattre sur les sentiers battus il fait le pari d’un épisode plus sombre et profond, à mi-chemin du mythe d’Orphée et d’Alice au Pays des Merveilles ! Dès lors, It Takes You Away ne se limite plus à un simple épisode de Doctor Who un peu effrayant, mais constitue un véritable poème et conte pour enfants, le passage à travers le miroir étant un moment incroyablement charnière ! Ed Hime joue en effet du passage entre les mondes pour développer tout un sous-texte sur le deuil et la mort. Et alors que l’anti-zone effraie et déroute, et ne semble constituer dans un premier temps que du joli remplissage avec de beaux concepts poètiques et une Docteur badass, l’arrivée dans le monde du Solitract constitue une véritable apothéose pour l’épisode ! Graham doit en effet se confronter à son deuil et aux fantômes du passé. Et alors qu’il voulait fuir sa peine (en témoigne Arachnids in the UK), il n’a d’autres choix ici que de faire face à la cruelle réalité. Acceptera-t-il le deuil comme part intégrante de sa vie ou vivra t-il dans le passé et le déni ?
Dans le même temps, de l’autre côté du miroir, on assiste à une construction parallèle intéressante de Ryan et de Hanne. Cette relation compliquée (et touchante) entre les deux personnages est en effet le prétexte à un superbe développement de Ryan, plus puissant et efficace que n’importe quel dialogue d’exposition. Alors que Ryan depuis le début de la saison souffre de l’absence de son père endeuillé, et peine à imaginer un père aimant, Hanne est elle aussi abandonnée par son père qui préfère vivre littéralement dans le passé. Hanne et Ryan souffrent donc quelque peu des même maux existentiels, et pourtant, alors qu’une complicité pourrait naître, leur incapacité respective à communiquer l’un avec l’autre les empêche de rentrer en empathie, Hanne refusant même la pitié de Ryan.
On a donc des deux côtés du miroir un combat : un combat contre le deuil d’un côté, un combat contre l’absence du père et pour la compréhension mutuelle de l’autre. Ed Hime joue de ces deux dimensions pour développer une écriture excellente des personnages et exposer en même temps la conception d’une forme de joie qui accepterait en son sein la tristesse : il ne s’agit plus alors pour le père de Hanne et Graham de vivre dans le passé, mais de l’assumer, pour pouvoir mieux préparer le futur (futur incarné par Hanne et Ryan). Ce jeu entre les miroirs est donc le gros point fort de l’épisode, mais révèle en même temps les faiblesses de "l’arc de personnages" promis par la saison. C’est en effet depuis les trois premiers épisodes introductifs le seul épisode à jouer des particularités des différents personnages.
« The Solitract is a frog? Who talks like Grace? »
Le Solitract est le point le plus controversé de l’épisode. C’est effectivement un concept SF ultra-puissant (l’un des meilleurs de la saison) mais il ouvre tellement de possibilités qu’il peut très clairement décevoir dans son exécution. Alors que certain(e)s auraient préféré voir un visage du passé (Susan, River, le Maître, Nardole, Steven Moffat...) plutôt que cette sorte de grenouille parlante, ce choix audacieux, absurde et très Doctor Who donne pourtant à l’épisode une issue intéressante, magique et cohérente. La Docteur n'affronte pas ici les fantômes trop nombreux de son passé… mais son propre reflet. Le Solitract et la Docteur ne sont en effet rien d’autre que des êtres solitaires aux visages multiples et qui se reconnaissent en tant qu’égaux et développent un amour réciproque et platonique. La scène dégage donc une poésie et une esthétique incroyablement absurdes et quasi-inexpliquables. Et alors que Jodie Whittaker délivre ses répliques avec une douceur et une sincérité jamais vues dans le personnage, Ed Hime donne certes à la saison 11 sa scène la plus controversée, mais sans nul doute aussi la plus inoubliable.
Reste l'absence (hélas) de conséquences du tout sur la saison. Alors que l'épisode aurait pu être révélateur d'un puissant fil rouge, et préparer avec efficacité le terrain pour le final de la semaine prochaine, l'équipe scénaristique semble ne se contenter pour l'instant que de standalones sans impact sur la série. Et alors que It Takes You Away, malgré l'excellence de son script, laisse un goût d'inachevé, la saison 11 et ses personnages semblent ne pas avoir trop progressé depuis The Woman Who Fell to Earth, comme si la cohérence de tout la saison ne tenait qu'à un fil...
It Takes You Away reste donc un excellent épisode macabre et absurde à souhait, mais il révèle aussi les faiblesses de la saison. L'équipe scénaristique ne semble en effet pas assumer une continuité d'un épisode à l'autre, et alors que le final approche à grand pas, la direction prise par Chris Chibnall et son équipe peut légitimement inquiéter.
J'ai aimé :
- Une intrigue joyeusement bordélique et complexe
- Être "pris" à ce point par l'épisode
- L'esthétique "conte macabre"
- La réalisation miroir, subtile et géniale (toute l'action dans le monde du Solitract est filmée comme un miroir)
- Les mites dévoreuses de chair et la lumière rouge en forme de ballon
- Beaucoup de surprises
- Le concept de Solitract
- La gestion de la question du deuil
- L'alchimie de Ryan avec Hanne
- Le choix d'une actrice aveugle pour jouer un personnage aveugle
- Le jeu de Jodie Whittaker et de Bradley Walsh
- La musique : une des meilleures partitions de Segun Akinola depuis Demon's of the Punjab
Je n'ai pas aimé :
- Le Solitract : superbe concept, mais qui arrive comme un cheveu sur la soupe
- Toujours ce déséquilibre dans la gestion des compagnons
- La sous-utilisation des paysages norvégiens
- Le design de Rubbons, un peu trop semblable aux Morlax et aux Stenzas
- Le comportement assez peu crédible et contradictoire du père
- Plus qu'un épisode avant la fin de la saison
- La Grenouille aurait dû être Nardole
- (Plus sérieusement, je reste mitigé sur l’opportunité ou non d’un caméo d’un personnage issu du passé de la Docteur : au moins entendre la voix de Susan, du Maître et de River au début, ça aurait pu être carrément stylé)
- La superficialité de l'arc de personnages promis par Chibnall tout au long de la saison
- L'impression de potentiel gâché : tout l'épisode aurait pu être le fondement du fil rouge de la saison
Ma note : 17,5/20
Le Coin du Fan :
Mesdames, messieurs, fanboys et fangirls, voici les quelques références de la semaine :
- La Docteur fait une double-allusion à la fois à son passé (elle aurait eu une grand-mère), mais aussi au processus de régénération (sa grand-mère aurait eu sept visages et le cinquième est son préféré).
- La Docteur fait aussi une autre allusion aux Zygons : une race mi-ennemie, mi-amie du Docteur, déjà apparue lors de l'épisode des 50 ans de la série ou encore dans le double épisode de la saison 9 Zygon Invasion/Zygon Inversion.
- Graham fait lui aussi une double-allusion au troisième épisode de la saison : Rosa. Il rappelle d'abord à Grace sa rencontre avec Rosa Parks, puis explique à la Docteur et au reste de la Team TARDIS que depuis cette première aventure, il embarque toujours un sandwich avec lui au cas où car la faim le rend « grognon ».
- « REVERSE THE POLARITY ! » C'est Yaz cette semaine qui prononce (pour notre plus grand plaisir et celui de la Docteur) cette réplique culte héritée de la série classique.
- (L'incroyable) Grace a ici sa troisième apparition dans la série depuis le début de la saison.
- Enfin, dans un discours épique, doux, touchant et puissant, la Docteur rappelle au Solitract sa longue vie et son passé.
- Et dernier point, "la guerre des moutons" dont parle la Docteur est révélatrice d'un schéma assez récurrent chez Ed Hime : c'est un auteur qui semble en effet aimer le concept de révolte d'animaux : on retrouve souvent cela dans son œuvre, par exemple dans "We Outnumber You".
La semaine prochaine, Koss concluera la saison avec The Battle of... Bref, vous m'avez compris.